CHAPITRE 4
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La société rebelle

  • Heureux serez-vous quand on vous outragera, qu'on vous persécutera, et qu'on dira faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
  • (Matthieu 5-11)

    Euripide Barsanulfo était rentré à Sacramento revigoré. Son âme n'était pas plus élevée, car jeune garçon, il pratiquait déjà les enseignements du Christ en assistant les pauvres, soulageant les malades dans les baraques sombres, redonnant espoir aux affligés et désespérés, aimant et respectant son prochain. Les jeunes élèves du Lycée de Sacramento bénéficiaient de ses prédications culturelles salutaires. Il accomplissait dignement son mandat au conseil municipal par des projets au bénéfice de la collectivité.

    Son âme était revigorée car désormais, il avait une connaissance rationnelle et précise de la situation de l'être humain dans l'univers matériel et spirituel. La lumière chrétienne de la doctrine spirite et le soutien vigoureux de ses guides spirituels allaient renforcer son amour et son dévouement pour l'exercice médiumnique en faveur de ses semblables ! Bientôt, le spiritisme allait rayonner dans cette région du Brésil...

    Avant tout, il devait s'éloigner de la confrérie de Saint Vincent de Paul, suivant le conseil de l'esprit du même nom. Euripide se rendit à l'église paroissiale pour rencontrer le prêtre Antonio Teodoro da Rocha Maia et lui rendre des documents appartenant à la confrérie. Avec sa bonté habituelle, il lui annonça qu'il ne pouvait plus rester dans l'institution, car il s'était rallié à la vérité du spiritisme.

    Le prêtre fut très choqué.

    - Vous êtes fou, Barsanulfo, de passer de la doctrine de Dieu à celle du diable ! Que s'est-il passé ? Un homme cultivé ne s'associe pas avec Satan ! Etes-vous possédé ?

    Euripide ne répondit pas. Il écouta ces paroles offensives avec humilité, et dit :

    - Certes, je quitte le catholicisme, prêtre Maia, mais vous pouvez encore compter sur mon amitié.

    Puis, il repartit.

    En moins d'une demi-heure, la ville était bouleversée par cette nouvelle. Le prêtre Maia s'était chargé personnellement de la répandre, en traitant Euripide de "possédé du démon"...

    Il devait aussi annoncer la nouvelle délicate à ses parents, ce qu'il craignait, en tant que fils affectueux.

    Il en parla d'abord avec sa mère, catholique pratiquante. Il lui expliqua la doctrine spirite en des termes simples, soulignant les rapports avec le christianisme. Dans le salon, Madame Meca écoutait le discours de son fils sans vraiment le comprendre. Mais lorsque Euripide lui annonça qu'il était devenu spirite, comme d'autres parents, madame Meca pâlit. Elle voulut parler, en vain, et perdit connaissance...

    Euripide l'accommoda dans un fauteuil. En la réanimant, il remarqua à côté de sa mère un esprit obscur : désormais, il avait l'explication des "attaques nerveuses" de madame Meca... Elle était médium sans le savoir.

    Madame Meca se convertit rapidement. Elle faisait confiance à son fils cultivé, qui ne pouvait se tromper en considérant le spiritisme comme le christianisme authentique, que le clergé avait déformé au long des siècles. Après quelques explications supplémentaires, Euripide convertit sa mère à la doctrine spirite, tout en la libérant de l'entité obscure qui provoquait ses attaques depuis sa jeunesse. La séance de délivrance fut réalisée dans sa maison. Mariano da Cunha Júnior incorpora l'esprit obsédant, puis Euripide et Delfim Pereira da Silva le moralisèrent. Madame Meca développa sa médiumnité dans les séances suivantes : guérison et clairvoyance. Euripide retira les crucifix et tableaux de saints accrochés aux murs de sa résidence.

    Monsieur Mogico avait accueilli la nouvelle de la conversion de son fils avec stupeur, non pas parce qu'il était catholique, mais parce qu'il craignait que Euripide soit ridiculisé par la société.

    - Il est encore temps de changer d'avis, dit-il d'une voix grave à son fils. Va voir le prêtre Maia. Le spiritisme est une doctrine de fous... Du moins, c'est ce qu'on en dit ! Je présume que toute la ville est déjà au courant de ta conversion...

    - Mon père, répondit affectueusement Euripide, le spiritisme peut même guérir les fous... Je ne vous ai jamais désobéi, mais en matière de religion je ne peux pas céder. Jésus dit dans l'évangile : "Quiconque ne quitte pas père et mère par amour à moi, n'est pas digne de moi". Pardonnez-moi, mais j'ai vu la vérité à Santa Maria et je ne peux pas la renier !

    Monsieur Mogico ne comprenait rien aux religions mais son fils, intelligent et cultivé, avait certainement de bonnes raisons pour rompre avec l'église1. Au début, il ne lui donna pas d'appui moral dans son foyer, mais dans la rue ou au magasin il n'admettait pas que l'on critique Euripide.

    - Etes-vous plus cultivé ou plus intelligent que mon fils ? Soignez-vous les pauvres et les souffrants ? Alors, de quel droit le critiquez-vous ?

    Ainsi, monsieur Mogico divulguait le spiritisme en défendant son fils...

    Quelques semaines plus tard, le père d'Euripide exposait les livres d'Allan Kardec dans ses magasins...

    Euripide Barsanulfo, critiqué par les prêtres et bafoué par les béats de Sacramento, ne cachait pas ses nouvelles convictions. Il les divulguait dans le quartier de "Zagáia", le plus pauvre de la ville. Au bout de la rue du Rego2 se trouvait une petite place avec trois croix symbolisant le calvaire. C'est là-bas que, sur une grande pierre, Euripide prêchait chaque semaine la doctrine spirite devant le peuple, même s'il pleuvait. Il y allait seul, à pieds. Il ouvrait d'abord "l'Evangile Selon le Spiritisme" d'Allan Kardec, et lisait un extrait. Puis il le commentait, et sa voix ardente se renforçait à mesure que son émotion augmentait sous l'influence des esprits de Saint Vincent de Paul ou de Saint Augustin, qui appartenaient à la phalange de l'Esprit de Vérité. Ses prédications étaient convaincantes, car après quelques semaines la majorité des habitants des environs affluaient sur la place des trois croix pour voir et écouter l'orateur lumineux.

    Les prêtres constataient que les églises se remplissaient de moins en moins, même les dimanches... Ils intensifièrent leur campagne de discrédit contre Euripide. Mais le médium n'éleva jamais la voix contre ces opposants inflexibles, même après avoir lu le livre "O Papa e o Concílio" (Le Pape et le Concile), préfacé par Rui Barbosa, qui venait d'être édité et montrait les ignominies cléricales du passé... Le 27 janvier 1905, il fonda dans sa résidence rue Visconde do Rio Branco le groupe spirite "Espoir et Charité", sur une suggestion de l'esprit de Bittencourt Sampaio. Euripide fut élu président3 et son frère Watersides Wilon, qui avait étudié au Collège Diocésain d'Uberaba, secrétaire. Presque toute la famille d'Euripide participait à ce groupe, même ses parents.

    Comme il fallait s'y attendre, les mauvais esprits se rebellèrent contre la fondation du premier centre spirite à Sacramento, et de nombreux messages signés par d'illustres personnages furent reçus par psychographie. Euripide, connaissant déjà bien la doctrine spirite, ne les prit jamais au sérieux. Son frère Homilton a émis des réserves sur le "Livre de Messages du Groupe Spirite Espoir et Charité" : ces messages pernicieux, soi-disant radieux, ne sont qu'un "soleil peint sur un mur"... Euripide moralisa et éloigna ces esprits malheureux. Homilton Wilson ajouta : "Euripide les endoctrina à la lumière du spiritisme. Sa médiumnité se développa et s'affermit jusqu'à la fin".

    Avec l'accord de monsieur Mogico, déjà converti au spiritisme, Euripide avait agrandi la pharmacie pour les pauvres, qui était installée à côté de sa chambre derrière la maison. Il commandait les sels de base à la Droguerie Brésil, l'une des plus grandes de l'état de Sao Paulo. Il préparait lui-même les teintures de racines, les écorces et les feuilles dans sa pharmacie. Il y pratiquait aussi l'allopathie. Les gens simples l'appelaient "la pharmacie de m'sieuripe", altération de monsieur Euripide, mais son nom était "Pharmacie Spirite Espoir et Charité".

    Les prédications d'Euripide à Zagáia, ses visites dans les baraques de chaume, et sa vie évangélique lui avaient rendu l'ancien prestige populaire, malgré les attaques constantes de l'église... Naturellement, l'afflux des pauvres à la pharmacie augmenta et Euripide dut faire collaborer ses soeurs Edalides, Eurídice et Eridite pour laver les flacons, préparer les étiquettes et les paquets ou apprêter les ordonnances médiumniques. Elles préparaient les pilules et Euripide les médicaments liquides. Peu après, trois personnes renforcèrent l'équipe : Jesuina de Almeida de Marcos, fille de Jean Pereira de Almeida, médium à Santa Maria ; Francisca Borges4, guérie de ses attaques ; enfin, l'admirable Amália Ferreira, qui travailla quotidiennement pendant douze ans comme secrétaire d'Euripide et infirmière des esprits, notamment pour les amputations ou la chirurgie obstétrique. Amália Ferreira (tante Amália) arrivait la première et sortait la dernière de la pharmacie. Elle fut une vraie missionnaire aux côtés du médium et des esprits.5

    Cette équipe dévouée travaillait sans relâche. Les flacons de médicaments (cent à deux-cent par jour !) étaient rangés sur une longue table. En les étiquetant, Euripide recommandait :

    - Je sais que vous êtes fatiguées, mais restez attentives... En préparant les étiquettes, notez la posologie du médicament et ne permutez pas le nom du malade. S'il y a une erreur, les esprits frapperont sur le flacon ou au plafond.

    Bien sûr, les filles se trompaient parfois sur les étiquettes ou permutaient les médicaments des malades... Les coups se faisaient alors entendre, et les filles corrigeaient l'erreur. Si un malade venait chercher un médicament que les filles ne trouvaient pas, le flacon recherché tombait parfois sur l'étagère pour attirer leur attention...6

    Voici un autre phénomène médiumnique fréquent à la pharmacie. Des gens venaient demander des ordonnances pour un malade, et Euripide leur répondait :

    - Votre parent s'est déjà désincarné, mon frère.

    Puis, la mort était confirmée.

    Le travail médiumnique d'Euripide dans le groupe spirite "Espoir et Charité" prenait une ampleur immense. Il s'alimentait peu : deux oeufs crus le matin, et au déjeuner des petites tourtes spéciales que sa soeur Maria Neomísia lui préparait, avec quelques fruits. Il dormait quatre à cinq heures par jour. Son sommeil était constamment interrompu par des personnes qui lui demandaient des médicaments ou l'appelaient pour un accouchement ou une chirurgie médiumnique urgente. Il n'avait pas un instant de repos.

    L'église, préoccupée par l'énorme travail réalisé par l'apôtre de la charité au nom du spiritisme, cherchait à empêcher sa démarche, même si Euripide ne demandait jamais la religion pratiquée par les souffrants qu'il accueillait...7

    Les prêtres et les béats dirigèrent leur campagne vers les parents catholiques pour qu'ils retirent leurs enfants du Lycée de Sacramento. La campagne atteignit aussi les directeurs et les professeurs, qui démissionnèrent massivement au mois de septembre. Euripide, ne voulant pas que les élèves perdent une année, anticipa l'examen final prévu en novembre, et le réalisa en octobre. Son frère Watersides Wilon l'aida dans cette tâche.

    Euripide avait déjà abandonné son mandat de conseiller municipal pour se dédier à sa mission spirituelle, et le lycée de Sacramento risquait de fermer ses portes...

    La campagne cléricale paraissait victorieuse.


    1 Citation d'Euripide sur l'église : "Depuis l'infaillibilité des papes, curieusement, c'est comme si l'église se jetait dans un précipice la tête en premier..."


    2 Plus tard, cette rue fut appelée "Rue Euripide Barsanulfo".


    3 Euripide dirigea le centre spirite jusqu'à sa désincarnation.


    4 Francisca Borges fut l'épouse de Jerônimo Cândido Gomide, ancien élève d'Euripide et fondateur de la ville de Palmelo.


    5 Amália Ferreira, après la désincarnation d'Euripide, resta à Sacramento pour continuer et développer son oeuvre. Soutenue par Corina Novelino et Maria da Cruz, elle fonda le "Foyer d'Euripide" à côté du Collège Allan Kardec pour les jeunes filles désemparées. A l'inauguration en 1951, l'esprit d'Euripide lui transmit un message par le médium Chico Xavier. Amália Ferreira se désincarna à Sacramento le 30 Novembre 1963. Corina Novelino, communiquant la nouvelle à Odilon José Ferreira (cousin d'Amália) dans une lettre du 9 décembre 1963 en ma possession, écrivit que "ses derniers instants furent couronnés de phénomènes spirites exceptionnels, l'instant du dégagement étant magnifique. Une douche fluidique visible et tangible atteignit toutes les créatures présentes. C'était comme si nous flottions dans ce flux extraordinaire envoyé par la bonté du ciel."


    6 Il fallait vraiment être très attentif, car Euripide expédiait quotidiennement par la poste des dizaines de flacons à des malades qui résidaient dans d'autres Etats.


    7 Euripide était très tolérant et aidait les croyants de toutes les religions. Un jour, un homme en haillons s'approcha de lui et dit :
    - M'sieuripe, mon petit est malade et on m'a dit que les enfants qui meurent sans être baptisés ne vont pas au ciel. J'ai voulu le faire baptiser, mais le prêtre m'a demandé de l'argent et je n'en ai pas. Si mon petit meurt, ira-t-il en enfer ?
    Euripide, ému, répondit en retirant un billet de sa poche :
    - Non, il n'ira pas en enfer. Prenez cet argent et allez baptiser votre petit...
    C'était la réaction d'un homme évolué comme Euripide. L'église ne menait donc pas la guerre contre le médium, mais contre la Doctrine Spirite qu'il symbolisait.