II.
-
Ses souvenirs d'enfance, sa piété filiale.

Un jour, Léon Denis reçut une oeuvre intitulée : La vie vécue d'un médium spirite. Celle autobiographie lui était offerte par l'auteur : Mme Agullana. Il s'en fit sans retard donner lecture. Dès que fut prononcé le nom du pays où naquit la narratrice : Notre-Dame-Guglose, le Maître s'écria gaiement : "Madame Agullana est de Notre-Dame-Guglose ! C'est là que j'ai vécu vers l'âge de 13 ans, ce fut la première station donnée à mon père comme chef de gare1." Oh ! magie du mot capable de faire revivre tout un passé ! Sully Prudhomme dans des vers émouvants a peint la puissance évocatrice d'un simple mot :

Une larme, un chant triste, un seul mot dans un livre,

Nuage au ciel limpide où je me plais à vivre,

Me fait sentir au coeur la dent des vieux chagrins.

En entendant le nom de la petite commune où il avait passé une partie de sa prime jeunesse, Léon Denis avait senti affluer à son cerveau et à son coeur une foule de souvenirs liés à ce lieu. Les paroles se pressaient dans sa bouche : "Mon père était à la Monnaie de Strasbourg, puis à celle de Bordeaux, mais un jour vint où on n'eut plus besoin de ses services ; en échange le poste de chef de gare à Notre-Dame-Guglose lui fut donné. Avant notre départ, les Frères de la doctrine chrétienne chez lesquels j'allais, dirent à mon père : "Vous devriez bien nous laisser votre enfant, il est intelligent, nous en ferions quelque chose ; c'est vraiment dommage que vous nous l'enleviez". Celui-ci exprima ses regrets, ses moyens ne lui permettant pas de se séparer de moi.

"C'est ainsi que je suivis mes parents à Notre-Dame-Guglose ; nous y restâmes quelques années, puis on nous envoya à Moux, poste situé entre Sète et Toulouse. J'avais alors seize ans et j'éprouvais un grand plaisir à faire marcher le télégraphe Bréguet. Mon bonheur était aussi d'être sur le remblai au passage des trains, et je me souviens avoir une fois sauvé la situation de mon père. J'étais sur le quai, un express passa ; chose extraordinaire je le vis s'arrêter, un inspecteur descendit et me demanda : "Jeune homme, où est votre père ?" Je ne perdis pas contenance et, désignant de la main un passage à niveau : "Voyez, il est là-bas occupé avec ces hommes à un chargement de wagon". "C'est bien", reprit l'inspecteur, et leste il remonta. J'étais tout tremblant, ma présence d'esprit m'avait servi !"

L'esprit du Maître était complètement transporté vers ce pays Méridional, il continua : "- Je me souviens avoir eu à ce moment-là un petit coq blanc que j'aimais beaucoup, sa place favorite était le rebord de la fenêtre de la cuisine. Vous voyez bien, cette unique fenêtre toujours placée au-dessus du nom de chaque station, sur le profil de la maison ? Ma mère me disait toujours : "- Tu verras que ton coq finira écrasé par le train !" Il mourut en effet comme elle l'avait prévu et ce fut mon premier grand chagrin, la mort de ce petit coq que j'aimais tant !"

Un autre fait permit au Maître d'évoquer ultérieurement de nombreux souvenirs ayant trait à sa première enfance écoulée à Foug, petite commune de Meurthe-et-Moselle, dont il était originaire. Ils jaillirent du fond du lointain passé à la suite d'une lecture de la Revue Spirite. Nous finissions de lire un article dont le signataire était R. Mosbach, propriétaire à Foug. "- Pas possible ! s'écria le Maître, il y a un collaborateur de la revue à Foug !" A ce compatriote et disciple si curieusement trouvé, Léon Denis envoya une revue qui avait publié son portrait, quelques notes biographiques et son adresse. M. Mosbach lui répondit aussitôt. Il apprit à Léon Denis que tout jeune, il avait habité Tours, où son père était colonel du génie. Entre eux s'établirent des rapports épistolaires qui remplirent de joie le Maître, il éprouvait une grande allégresse à parler à M. Mosbach du pays qui l'avait vu naître, de la forêt, où, petit il accompagnait son grand-père à la tendue (chasse aux moineaux). Cet aïeul, vieux soldat de Napoléon, avait fait la retraite de Russie et le passage de la Bérésina. Léon Denis disait à son compatriote que la bibliothèque de Nancy lui avait révélé de fort intéressantes choses se rapportant à Foug, particulièrement la présence de tombeaux romains. Le Maître revit son pays pour la dernière fois en 1914, en allant à Domrémy.

Que de passages du Livre de mon ami, d'Anatole France, rappelèrent à Léon Denis des impressions de son enfance ! Comme Pierre Nozière il restait des heures devant la porte vitrée d'un libraire à lire les légendes des images d'Epinal ; quelle déception lorsque cette maudite porte venant à s'ouvrir, l'enfant devait interrompre sa lecture !

Entre quinze et seize ans Léon Denis eut une crise de mysticisme religieux. "- J'ai connu moi aussi, disait-il, ces exaltations de la conscience, je me souviens qu'un été je me rendais tous les soirs à une petite chapelle perchée au bout d'une rue montante, pour y suivre des exercices destinés aux jeunes gens ; chez moi on s'inquiétait un peu de me voir rentrer tard et ma bonne mère ne m'accueillait pas très bien... persuadée que j'allais courir le guilledou."

Recueillir de la bouche du philosophe ces souvenirs d'enfance, combien cela nous attendrissait ! Nous en sentions tout le prix, mais seule une occasion fortuite pouvait le mettre sur ce sujet.

*

* *

La vie de Léon Denis a été admirablement contée par son dévoué ami Gaston Luce2, il dépeint le labeur manuel auquel l'écrivain fut astreint dès son enfance et nous apprend que le jeune homme dut renoncer à fonder un foyer, ayant à assurer l'avenir matériel de ses vieux parents. Citons le biographe :

"A trente-cinq ans, Léon Denis se voyait diminué dans ses moyens physiques3, avec la perspective de continuer sa vie seul auprès de ses parents vieux et infirmes. Qu'il succombât à la tâche et c'était pour eux la misère. Tout comme un autre il avait ébauché un projet de mariage avec une jeune fille qu'il aimait sincèrement et dont il était aimé, afin de se créer un foyer, un refuge contre les tempêtes de la vie. Espoir irréalisable ! Pouvait-il, occupant une situation des plus modestes, rendre une femme solidaire de charges aussi lourdes ? D'autre part lui était-il loisible, au point où il en était, de se partager entre les douceurs, les soucis de la vie de famille et les charges grandissantes d'une mission dont la révélation se précisait de plus en plus ?"

La vie spirituelle de Léon Denis s'était, dès l'adolescence, orientée en effet vers le problème de la destinée humaine ; il nous a révélé en ces termes le grand mystère de ses premières lectures spirites :

"J'avais 18 ans, lorsque vers 1804 passant un jour dans la principale rue de la ville je vis à l'étalage d'un libraire Le Livre des Esprits, d'Allan Kardec. Je l'achetai et le lus avec avidité en cachette de ma mère, très méfiante à l'endroit de mes lectures. Détail amusant, elle avait trouvé ma cachette et de son côté lisait cet ouvrage en mon absence. Elle se convainquit comme moi-même de la beauté et de la grandeur de cette révélation."

Le jeune homme enthousiaste dut discuter, raisonner la philosophie Kardéciste devant ses parents, qui, l'un après l'autre, acceptèrent ces idées nouvelles comme en font foi les deux documents suivants qui portent en exergue le principe d'Allan Kardec :

Naître, mourir, renaître et progresser sans cesse, telle est la loi. Puis la belle pensée de Victor Hugo : "Les morts ne sont pas les absents, ce sont les invisibles."

Le premier de ces documents est une déclaration faisant savoir aux amis de la famille Denis que Joseph Denis croit : à la continuation de l'existence après la mort, aux vies successives que l'esprit parcourt comme autant de degrés pour s'élever vers l'éternelle lumière. L'autre est le faire-part par lequel le Maître prévenait ses amis de la mort terrestre de sa mère. On voit quelle simplicité eurent ses obsèques et de quels sentiments charitables était animée Mme Denis.

Naître, mourir, renaître et progresser sans cesse, telle est la loi. ALLAN KARDEC.

Les morts ne sont pas les absents, ce sont les invisibles. VICTOR HUGO.

_______

DECLARATION

La famille du défunt, conformément à ses volontés, déclare que si JOSEPH DENIS a tenu à être inhumé civilement, sans le concours d'aucun prêtre salarié, ce n'est pas comme une manifestation d'athéisme, comme un acte anti-religieux, mais parce qu'il puisait ses croyances dans sa conscience libre, éclairée, en dehors des prescriptions de tout culte matériel.

J. DENIS croit en Dieu, principe souverain et régulateur de la vie universelle. Il croit à la continuation de l'existence après la mort, aux vies successives que l'esprit parcourt comme autant de degrés pour s'élever vers l'Eternelle Lumière. Il croit au Progrès infini, à la Justice, à la Solidarité des Etres. C'est dans ces dispositions d'esprit qu'il est entre dans la nouvelle vie.

Naître, mourir, renaître et progresser sans cesse, telle est la loi. ALLAN KARDEC.

Les morts ne sont pas les absents, ce sont les invisibles. VICTOR HUGO.

_______

M

Monsieur Léon DENIS a l'honneur de vous faire part de la mort terrestre de Madame Veuve DENIS, sa mère, née Anne-Lucie LIOUVILLE.

Son âme s'est dégagée de la prison charnelle le 17 Novembre 1903, à six heures du matin.

Après une pénible existence de souffrances, de sacrifice et de devoir, elle est allée, avec toutes les vertus et les mérites acquis, se recueillir dans l'espace et se préparer à une vie nouvelle.

N. B. - Elle a voulu n'appeler à son convoi qu'un petit nombre d'amis ; elle a recommandé qu'on évitât, dans ses funérailles, toute chose inutile ou de vanité, et qu'on donnât aux pauvres, sans acception d'opinion ou de croyance ce qui se dépense ordinairement en pompes funèbres.

Cette bonne mère du Maître mourut subitement à 84 ans. Son fils avait conservé vivace le chagrin de n'avoir pu lui fermer les yeux. Il venait de la quitter pour aller à Lyon donner deux conférences. La première seule eut lieu, l'autre fut renvoyée à plus tard. Dans le Problème de l'Etre et de la Destinée, on peut lire le passage suivant qui montre combien la mère et le fils étaient unis l'un à l'autre : "Dans les derniers jours de sa vie, ma mère me voyait souvent près d'elle, à Tours, quoique je fusse alors loin de là, en voyage dans l'Est."

Les liens affectueux s'étaient resserrés entre eux depuis le décès de Joseph Denis, survenu en 1886. Pendant dix-sept ans ils vécurent dans le petit appartement prenant vue sur le joli square des Prébendes-d'Oé, toujours verdoyant grâce à un heureux mélange d'arbres résineux. Il est agrémenté d'une grande pièce d'eau, sur laquelle des cygnes glissent majestueux, répondant aux appels des enfants qui leur jettent du pain. C'est dans cette demeure que le Maître écrivit ses oeuvres initiales, accoudé sur une toute petite table de bois noir, munie de deux tiroirs qu'il me désigna un jour4. On imagine facilement ce que dut être la vie de la mère et du fils. Lui, matinal, s'efforçait de fixer des pensées qui, toujours s'élevaient vers les régions supérieures, tandis que les premiers gazouillis des oiseaux montaient dans les grands arbres. Elle, l'excellente mère, respectait le travail de l'écrivain en éloignant plusieurs fois dans une journée les visiteurs importuns par ces mots : "Léon travaille". Sa rigueur fléchissait parfois quand il s'agissait d'une détresse à soulager. (Une personne de Tours m'a dit avoir été reçue grâce à l'intervention de Mme Denis, touchée par la gravité du motif de sa visite).

Dans l'album de famille, précieux trésor de l'écrivain, on pouvait voir, sur une photographie d'amateur prise dans un jardin, Mme Denis assise dans un fauteuil, son fils debout à côté d'elle5. Sa bonté et sa simplicité se révèlent dans une lettre datée du 18 janvier 1871, et dont la suscription porte : Armée de la Loire. Monsieur Léon Denis, Lieutenant à la 3° Cie du 1° bataillon, première légion des mobilisés d'Indre-et-Loire. La maman pleine de sollicitude pour son fils lui annonçait un envoi de linge dont il devait avoir bien besoin. Elle se plaignait de sa mauvaise santé, de la rigueur de l'hiver et finissait en disant : "Je crois que nous allons bientôt voir les prussiens, car aujourd'hui on coupait les ponts de fils de fer. M. Girardot te dira ce qui se passe à Tours en t'apportant ce que nous t'envoyons. Ton père se joint à moi, nous t'embrassons de coeur."

Dans une petite biographie du Maître, parue dans le Spiritisme Kardéciste, n° de décembre 1920, M. Henri Sausse, de Lyon, contemporain de Léon Denis et qui l'a connu dans l'intimité familiale, écrivait :

"Mme Denis me recevait comme un enfant de la maison. Elle ne manquait pas chaque fois que je m'en allais, de m'embrasser en me disant : "Cette fois c'est la dernière, vous ne me trouverez plus lorsque vous reviendrez voir Léon". Je protestais du contraire, que je la reverrais encore et mieux portante ; pendant près de quinze ans, c'est moi qui eus raison. Cette bonne maman Denis ne vivait que pour son fils qu'elle adorait autant qu'il la chérissait lui-même."


1 C'est probablement de N. D. Guglose que Joseph Denis aurait été nommé à Morcenx.


2 Léon Denis l'apôtre du spiritisme, sa vie, son oeuvre. Bibliothèque de philosophie spiritualiste moderne et des sciences psychiques. Editions Jean Meyer, 8, rue Copernic, Paris (16°).


3 Il commençait à souffrir des yeux.


4 Cette table m'a été offerte ainsi qu'un encrier, et le petit pupitre sur lequel le Maître appuyait sa revue Braille.


5 Une jeune disciple du Maître, dessinateur de talent, heureuse de lui apporter un témoignage de sa filiale et fonde reconnaissance a bien voulu reproduire pour le présent ouvrage cette photographie de même que le portrait de Léon Denis, pris au Congrès Spirite International de Paris en 1925.