III
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Ses dons.

Vers sa trentième année, Léon Denis fut de plusieurs côtés l'objet de pressantes sollicitations. Un Sénateur tourangeau voulut l'attirer vers la politique et lui montra la nécessité de se dévouer à ses concitoyens en acceptant un siège au Conseil Municipal. D'autre part, des personnalités parisiennes et bordelaises l'avaient moralement élu continuateur de l'oeuvre d'Allan Kardec et propagateur de la cause spiritualiste. Tous avaient certainement reconnu que les qualités du jeune homme : belle intelligence, jugement sûr, grande lucidité, éloquence, ténacité et honnêteté assureraient le triomphe de leur parti et de leur cause.

Aux lettres élogieuses du Sénateur, à ses demandes réitérées, Léon Denis opposa un argument péremptoire : le mauvais état de sa santé et le peu de loisirs laissés par ses occupations matérielles, destinées à assurer l'avenir de ses vieux parents. Les finales des réponses adressées à l'homme politique, font entrevoir de la part du jeune homme un plan de vie bien arrêté1; aucun doute n'est possible ; d'ores et déjà on le sent affermi dans l'idée de mettre ses forces actives au service de la cause du spiritualisme moderne. En effet, depuis une dizaine d'années, la lecture des oeuvres d'Allan Kardec avait définitivement orienté son esprit vers le problème des destinées de l'âme humaine, puis d'emblée, le jeune chercheur trouva sa voie à la suite d'une séance de typtologie qui eut lieu aux environs du Mans, le 2 novembre 1882, et dans laquelle se révéla un guide éminent, d'une exceptionnelle autorité qui signa sa communication "Jérôme de Prague"2. Dans une deuxième communication, portant la date du 1° mars 1885, l'Esprit appelait Léon Denis "Mon Fils". Nous avons la bonne fortune de posséder cette communication écrite de la main du Maître, elle fut sans aucun doute obtenue au Mans, comme la première, et par la typtologie. La voici :

Marche, mon fils, dans le sentier ouvert devant toi, je marche derrière pour te soutenir. J. DE PRAGUE.

Que la main de Dieu vous conduise et vous soutienne dans les épreuves de la vie, qu'Il soit votre confident et votre père. Et toi, mon cher fils, je suis heureux de te dire ce soir que nous sommes contents de toi, que nous comptons sur toi pour de grandes choses ; nous savons que ton âme est grande et charitable ; nous t'avons choisi, ne sois pas en peine, nous t'avertirons à temps et à Tours. Que l'humilité, lorsque le moment sera venu ne soit pas un obstacle à nos desseins.

(Je lui oppose mes infirmités).

Courage, la récompense sera plus belle.

Jérôme de PRAGUE.

1° Mars 1883.

Quelques années plus tard, le même grand Esprit devait encore l'exhorter à l'action, lui assurant toujours son appui. Nous lisons :

11 Octobre 1885.

"Mon fils il faut répandre partout la vie et la lumière, va où l'on t'appelle, va où il y a du bien à faire, je soutiendrai tes pas chancelants, je t'accompagnerai dans les sentiers de la sagesse. Courage, mon fils, ne redoute rien des méchants, ils n'ont pas de prise sur toi. La vérité par tous moyens. Adieu mon fils, je te bénis."

L'année suivante le jeune homme perdait son père, il avait dû commencer une tournée de conférences et ne savait s'il devait l'interrompre. Il Interroge son guide en revenant de Rochefort, le 7 mai 1886 et, par l'écriture automatique, obtient cette réponse :

"Mon fils ne t'affecte pas, et laisse au temps le soin d'aplanir bien des difficultés, le grain semé dans la douleur est plus fécond et plus productif pour le semeur et ta peine te sera comptée à son prix. Ne renonce à rien de ce qui est utile, l'avenir te montrera clairement ce que tu dois faire, et les forces nécessaires te seront données pour accomplir ta tâche."

J. DE PRAGUE.

A partir de ce jour, Léon Denis confiant, s'abandonna à ce bon père spirituel, à ce guide généreux qui s'était révélé à lui d'une façon si inattendue. Désormais, il devenait le docile instrument de l'invisible. Durant toute sa vie ce grand Esprit le dirigea, lui donna des instructions et des conseils, comme un père en donne à son enfant, il aplanit aussi son chemin hérissé d'embûches, car le sentier où Jérôme de Prague entraînait le jeune homme était bien abrupt ! Quelle tâche ingrate que la propagation des idées spirites à cette époque ! Il fallait l'âme d'un apôtre pour assumer d'être le pionnier d'une cause bafouée, ridiculisée. Dans Le monde invisible et la guerre (page 106) l'écrivain nous fixe à ce sujet :

"Au début, surtout dans notre action morale, nous avons recueilli plus de sarcasmes que d'applaudissements ; le spiritisme était considéré comme une chose ridicule. Mais peu à peu, l'opinion publique est devenue plus accessible... Aujourd'hui on écoute, on réfléchit, on comprend."

Léon Denis, par ses dons et son énergie, était l'homme de cette cause. De plus il était humble et modeste ; comme le philosophe Emerson, il se montrait disposé à pratiquer la loi d'abandon complet à la Providence, s'inspirant des conseils si sages que lui prodiguait Jérôme de Prague qui avait été, comme on le sait, dans sa dernière existence un chef, un conducteur d'âmes, un grand Réformateur.

Jérôme de Prague et Allan Kardec furent les inspirateurs du philosophe et celui-ci ne le cachait pas. Que de fois nous a-t-il dit : "Qu'aurais-je écrit, qu'aurais-je fait sans mes guides !"

Pour appuyer notre dire, quoi de plus saisissant que cette dernière lettre du Maître adressée à M. Pauchard, de Genève, et que celui-ci reproduit dans son Rapport de la Société d'Etudes Psychiques de Genève pour 1926 :

"Je travaille en ce moment, avec la collaboration de l'esprit d'Allan Kardec (ancien druide) et d'après sa volonté à un livre important sur la question Celtique dans ses rapports avec le spiritisme. Cela vous intéresse, vous aussi, Helvètes ! qui êtes de cette race comme nous. Mon livre contiendra des révélations inattendues avec des messages impressionnants sur l'origine et l'évolution de la vie universelle. Puis viendra mon dernier livre sur le socialisme et le spiritisme et ce sera le "chant du cygne", tout cela sur l'ordre formel des invisibles."

*

* *

Oui, ce grand penseur était un humble, un modeste comme le prouve cette réponse à une correspondante reconnaissante et élogieuse : "Vous me louez beaucoup, mais hélas ! moi qui me connais et qui sonde souvent dans ma prière, sous le regard de Dieu, les replis cachés de ma pauvre Psyché, je la trouve encore si pleine d'imperfection que j'en suis tout humilié et attristé."

A une lettre très touchante de M. A. D., compositeur de grand talent, membre de l'Union Spirite Française, qui lui demandait la faveur de lui dédier un poème symphonique3, écrit sous l'inspiration du Problème de l'Etre et de la Destinée, dont la lecture avait calmé une grande douleur, le Maître répondit : "De nous deux le plus honoré est certainement moi en voyant mon nom lié à votre symphonie, croyez que je le suis beaucoup plus que vous en me la dédiant."

Un autre fait prouvant l'extrême modestie du Maître m'est fourni par une visite que lui fit un industriel des environs de Paris. Nombre de personnes étaient éconduites qui se présentaient alors que Léon Denis travaillait. Après cinq heures ! telle était la consigne donnée à Georgette, la dévouée domestique. En son absence, je la fis connaître à un inconnu qui, l'air profondément affligé me dit : "Je suis de passage et je voudrais tant le voir... je voudrais... l'embrasser !" Emue devant son désappointement, j'allais si bien plaider sa cause qu'il fut reçu. Au moment de son départ j'assistai à une scène bien touchante. L'industriel voulut baiser la main de Léon Denis, mais comme il se courbait pour l'atteindre, celui-ci la retira en disant : "Non, non, je ne veux pas, c'est un signe d'abaissement."

Autre trait : Quand le Maître publiait des passages de lettres reçues, il supprimait les éloges personnels pour ne conserver que ceux ayant rapport à la doctrine.

A ses grandes qualités natives le Maître en avait développé d'autres. L'énergie ne va pas sans fougue ; Léon Denis avait su dompter la sienne et en faire de la patience. Grand combatif, il fut aussi un admirable modèle de résignation. C'est dans la dernière partie de son existence qu'il dut mettre cette vertu en pratique pour supporter vaillamment une épreuve aussi terrible que la demi-cécité qui le rendait tributaire d'autrui pour son travail. Avec son caractère indépendant, ce lui fut certainement très dur, mais sa forte volonté le fit réagir, et, à soixante-dix ans, il apprit à lire d'abord le Braille intégral, puis ensuite l'abrégé, afin de se créer une occupation agréable et salutaire.

Sa résignation dans l'épreuve et sa grandeur d'âme se montraient dans ces mots qu'il dicta tant de fois : "Je bénis mon épreuve et je remercie Dieu de me l'avoir envoyée, puisqu'elle permet à mon âme de s'épurer et d'acquérir plus de mérite."

Doué d'une prodigieuse mémoire, Léon Denis animait sa solitude en récitant des poèmes. Les Vers Dorés de Pythagore, d'après la traduction de Fabre d'Olivet avaient sa préférence. Il aimait particulièrement cette strophe qu'il nous a souvent fait entendre : "Que jamais le sommeil ne ferme ta paupière sans t'être demandé : qu'ai-je omis ? Qu'ai-je fait ? si c'est mal abstiens-toi, si c'est bien, persévère. Ecoute mes conseils, aime-les, suis-les tous, aux divines vertus, ils sauront te conduire."

Parfois, il sortait de son calepin un feuillet jauni, coupé aux pliures et demandait qu'on lui relut une des Triades Bardiques. Il les savait par coeur et c'était merveille d'entendre cette voix grave moduler les strophes antiques.

Quand l'heure sonna pour le jeune homme de répandre par la parole l'enseignement acquis par les livres, le don d'éloquence s'éveilla en lui. Léon Denis nous confia qu'il eût au début de son initiation des facultés pour l'écriture automatique, puis, quand ses guides voulurent faire de lui un orateur, toute médiumnité de ce genre lui fut subitement retirée, l'action des Invisibles se porta exclusivement sur le cerveau afin de l'impressionner. C'est à cette médiumnité intuitive qu'il dut cette facilité d'argumentation qui jamais ne lui fit défaut dans la lutte.

Voici deux lettres qui nous prouvent que, même à ses débuts, Léon Denis remporta de grands succès oratoires : la première vient d'Agen, elle fut écrite après le passage du conférencier spirite dans cette ville.

22 Novembre 1883.

Cher Monsieur,

J'ai attendu deux jours avant de vous écrire pour vous faire connaître l'impression générale qu'a laissée votre conférence ; à l'unanimité vous avez charmé et lorsque vous reviendrez vous aurez encore plus d'auditeurs, quoique cette fois huit cents personnes vous aient écouté et, que le théâtre était plein jusqu'aux combles. Vous avez donc remporté un rare et légitime succès dans notre ville où votre nom sera conservé comme synonyme d'orateur délicat et élevé. Vous avez fait beaucoup de bien ici, et il tarde à un grand nombre que vous reveniez faire entendre à leurs âmes inquiètes, votre doux, merveilleux et si consolant langage.

Je craindrais de blesser votre modestie en insistant, mais je vous dis : Revenez le plus tôt possible, vous avez de nombreux amis à Agen. Combien vos parents doivent être heureux, d'avoir un fils tel que vous !

Bien curieux aussi ce fragment d'une lettre adressée à une personne nommée Amélie, par son parent qui venait d'entendre Léon Denis dans une de ses conférences de Paris.

17 Octobre 1906.

Ma chère Amélie,

Je suis allé dimanche dernier à la conférence de Léon Denis, elle était on ne peut plus intéressante. Cet homme d'aspect très modeste finit par devenir superbe, sa parole est chaude, vibrante et il empoigne l'assistance, parfois il touche au sublime, bref, c'est un merveilleux apôtre. La conférence traitait : Le spiritisme et la démocratie, il a voulu nous prouver que la démocratie actuelle, privée d'un idéal élevé ne pourrait produire que des hommes affamés de jouissances matérielles, mais dont la conscience deviendrait de plus en plus élastique. Il a commencé par nous dire qu'il n'avait nullement l'intention de nous faire une conférence politique, car il n'est pas un homme politique, mais j'aurais aimé pouvoir converser une heure avec lui et lui poser diverses questions.

A Paris, Léon Denis fit la plupart de ses conférences dans la salle des Agriculteurs ou dans celle des Sociétés Savantes. En province elles avaient lieu, soit dans un théâtre, soit à l'Hôtel de Ville comme à Alger ; soit dans de vastes salles réservées à cet effet dans la plupart des grandes villes : la salle Poirel à Nancy, l'Athénée à Bordeaux. Léon Denis avait été très heureux de se voir ouvrir les portes de la Faculté des Lettres de Toulouse par les soins de Jean Jaurès, alors professeur de Philosophie au lycée et adjoint au Maire ; et, plus tard, celles de la Faculté protestante de Théologie, à Montauban, par le pasteur Bénézech ; là, il avait exclusivement parlé pour les étudiants, futurs pasteurs.


1 Les lettres du sénateur nous échurent en partage après le décès du Maître et nous avons trouvé les réponses à la suite des lettres reçues.


2 Voir dans le Monde invisible et la guerre, page 262, des détails sur cette séance, et 263, cette première communication. M. G. Luce l'a aussi reproduite dans son livre : Léon Denis, l'apôtre du spiritisme, sa vie, son oeuvre, page 75.


3 Cette oeuvre fut interprétée par l'orchestre des concerts du Conservatoire de Nancy. Le thème sur lequel le musicien avait travaillé était joint à la lettre, il avait pour titre : La Voix Lumineuse.