VI.
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Ses visiteurs.

Léon Denis, chef d'une grande cause, universellement connu en France et à l'étranger, était souvent sollicité d'accorder des entretiens. C'était surtout le dimanche qu'il recevait. Il accueillait avec la plus parfaite bonne grâce tous ceux qui lui venaient demander quelques paroles vivifiantes. Les plus humbles mêmes recevaient des témoignages de sa bonté ; ils ne se retiraient jamais sans emporter quelque brochure ou ouvrage du Maître, le plus souvent paraphé par lui. La plupart s'épanchaient, se racontaient, et le philosophe s'efforçait de leur faire comprendre que la vie n'est vraiment un gain pour l'âme que lorsque celle-ci passe par le creuset de la douleur, l'épuration étant l'unique raison de son incarnation sur la terre, planète arriérée, adéquate au degré d'avancement de chaque individu qui y subit deux lois : celle du travail et celle de la souffrance.

Il s'efforçait de leur faire comprendre la théorie des vies successives, les causes antérieures de leurs joies et de leurs douleurs.

Les hôtes du dimanche comptaient aussi des familiers ; Léon Denis s'entretenait avec eux de science, de politique, de voyages, mais la philosophie reprenait toujours ses droits. Avec la plus grande érudition, il abordait tous les sujets et savait les mettre à la portée de tous ; ses visiteurs étaient éblouis par son élocution rapide, la jeunesse de son esprit et l'étendue de ses connaissances.

Le philosophe était aussi un charmant conteur d'anecdotes, celle ayant trait à la conférence qu'il donna à Alger, en 1900, est des plus savoureuse. Laissons-le parler : "C'était à l'Hôtel de Ville, j'avais déposé mon pardessus dans une petite salle contiguë à celle où je parlais, et fus bien étonné au moment du départ de le voir dépourvu de ses boutons. Mes amis me dirent : "Ce sont les Arabes qui les ont coupés pour en faire des fétiches ; ils vous considèrent comme un prophète". Léon Denis ajoutait sur le mode plaisant : "C'était très flatteur, mais j'eus la peine d'aller chez un tailleur m'en faire remettre d'autres".

Il me fut donné d'assister à une conversation entre le Maître et deux professeurs d'un Lycée de jeunes filles. Affable et brillant causeur, il entretint ses visiteuses attentives des conciles qui, malheureusement, dénaturent le Christianisme primitif, puis, devant des professeurs fut soulevée la question : Education de l'enfant. J'entends encore les paroles suivantes : "La tâche de l'instituteur est très délicate, la famille négligeant de plus en plus de le seconder dans son rôle d'éducateur. Entrant dans la vie sans idéal, sans foi, que deviendront les générations qui montent quand elles seront aux prises avec la maladie, les deuils, les épreuves de toute nature ?"

A l'une de ses interlocutrices, Léon Denis expliqua qu'il ne fallait pas juger du spiritisme sur les expériences de tables tournantes, mais sur les travaux et les recherches faites dans tous les pays par des savants pondérés et de bonne foi ; le Maître parla des temps présents et assura que la fin du siècle verrait le Christ se réincarner pour enseigner les hommes. Vous savez ce que dit la Bahgavad-Gita ?

"Moi et vous nous avons eu plusieurs naissances, les miennes ne sont connues que de moi, mais vous ne connaissez même pas les vôtres. Quoique je ne sois plus par ma nature sujet à naître ou à mourir, toutes les fois que la vertu décline dans le monde et que le vice et l'injustice l'emportent, alors je me rends visible ; et ainsi je me montre d'âge en âge pour le salut du juste, le châtiment du méchant, et le rétablissement de la vertu."

Lorsque le Maître discourait sur la philosophie, le son de sa voix prenait une gravité, une force, une ampleur étranges ; les finales se prolongeaient dans la péroraison, un geste simple et superbe accompagnait les paroles ; le bras droit tendu comme s'il portait une torche. Que de masses avaient dû entraîner ce verbe chaud et convaincu !

Bien des visiteurs de Léon Denis l'interrogeaient avidement sur la doctrine dont il était le chef, puis, dans le cours de l'entretien, lui confiaient gauchement que, bien qu'intéressés par le spiritisme, ils désiraient ne s'écarter en rien des pratiques de leurs pères. Le Maître s'empressait de leur répondre : "Vos croyances vous conviennent ? Elles vous ont procuré des consolations dans l'épreuve ? mais vous auriez tort de les abandonner ; ce n'est pas pour vous que j'écris, mais spécialement pour ceux qui s'en sont éloignés, n'y ayant puisé aucun apaisement à leur douleur."

Le Maître avait le plus grand respect des religions, il convenait qu'en principe elles étaient toutes excellentes et que seule importait la manière de les pratiquer. Relever leurs erreurs, les déformations qu'elles ont subies à travers les siècles, soulever le voile qui a été jeté sur la Révélation primitive, dénote uniquement de la part de l'Apôtre du spiritisme une aspiration ardente vers la vérité dans toute son ampleur. Il nous a du reste révélé son éclectisme en matière religieuse par ces lignes :

"En réalité, dans leur principe, dans leur but élevé, toutes les croyances sont soeurs, elles convergent vers un centre unique. De même que la source limpide et le ruisseau jaseur vont finalement se rejoindre dans la vaste mer, de même brahmanisme, bouddhisme, christianisme, judaïsme, islamisme, et leurs dérivés, sous leurs formes les plus nobles et les plus pures, pourraient se rejoindre en une vaste synthèse, et leurs prières s'unissant aux harmonies des mondes se changer en un hymne universel d'adoration et d'amour !

C'est en m'inspirant de ces sentiments d'éclectisme spiritualiste qu'il m'est arrivé, maintes fois, de m'associer aux prières de mes frères des différentes religions. Ainsi, sans m'attacher aux formules en usage dans ces milieux, j'ai pu prier avec ferveur, aussi bien dans les majestueuses cathédrales gothiques que dans les temples protestants, dans les synagogues et même dans les mosquées.

Cependant ma prièire acquiert encore plus d'élan et d'ardeur au bord de la mer, lorsqu'elle est bercée par le rythme des vagues, sur les hauts sommets, devant le panorama des plaines et des monts, sous le dôme imposant des forêts et sous la voûte constellée des nuits. Le temple de la nature est le seul vraiment digne de l'Eternel."1

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Permettez-moi, cher lecteur, de vous présenter quelques-unes des nombreuses personnalités reçues chez le Maître durant ses dernières années.

M. Meyer, le Mécène qui a donné à la doctrine un si grand développement, fit plusieurs voyages à Tours. Trois conférenciers de l'Union Spirite Française : MM. Gaillard, Ripert et Gobron furent aussi reçus chez le Maître quand ils séjournèrent dans notre ville pour y faire des conférences. De vieux amis de Léon Denis le visitèrent : MM. Henri Rousseau, Paul Bodier, de Paris ; MM. Mélusson, Sausse et Malosse, de Lyon ; M. Pauchard, directeur de la Société psychique de Genève. Le guérisseur Alsacien Saltzmann ne manquait pas d'aller voir Léon Denis chaque fois que ses tournées l'amenaient en Touraine.

Le pasteur Wautier d'Aygalliers, profondément intéressé par l'oeuvre de Léon Denis, voulut connaître l'Apôtre et vint exprès de Paris pour s'entretenir avec lui. La conséquence de cette entrevue fut que, quelques mois plus tard, le jeune pasteur prenait l'engagement, quand surviendrait le décès de Léon Denis, de présider la cérémonie funèbre "afin de lui enlever tout caractère de matérialisme dégradant" selon les termes employés par le Maître.

J'eus le plaisir de présenter à mon vénéré Maître le Colonel Clément et Madame, née Carpeaux. L'après-guerre les avait amenés à Tours ; ils furent ravis d'apprendre que l'auteur de tant de célèbres ouvrages, qu'ils auraient été heureux de voir à Paris, habitait la province. Ensemble, nous allâmes lui rendre visite ; quel exquis moment je passai à entendre Léon Denis converser avec ces hôtes de choix ! Le Colonel Clément est un esprit pénétrant et très cultivé ; sa femme, fille du célèbre statuaire J.-B. Carpeaux, est d'un caractère plein d'humour, qui vit cependant dans le culte d'un glorieux passé.

Elle intéressa vivement le Maître en lui contant les débuts difficiles de son illustre père et les efforts héroïques de l'ardent artiste, pour acquérir l'appui de Napoléon III. Il n'avait pas encore obtenu le Prix de Rome ; seules son énergie, son invincible confiance en son étoile, lui valurent le succès. Par la suite, Carpeaux devint un des intimes de la famille impériale, conquise autant par son génie que par la noblesse de son esprit : c'est l'Impératrice elle-même qui obtint pour lui la main de Mlle de Montfort.

Mme Clément-Carpeaux avait été initiée au spiritisme dès son enfance, sa mère étant douée d'une belle médiumnité. Léon Denis eut plaisir à converser avec une femme spirituelle et à remuer avec elle de vieux souvenirs parisiens. Ils évoquèrent ensemble les curieuses réceptions de la duchesse de Pomar, au temps déjà lointain, où son bel hôtel de l'avenue Wagram était le rendez-vous de tous les esprits distingués, avides de pénétrer les arcanes des sciences psychiques.

Nous avons retrouvé précisément ce billet daté du 13 avril 1894, et adresse par Lady Caithness, duchesse de Pomar, à Léon Denis :

Cher Monsieur,

Par la carte incluse vous voyez que je dispose de vous selon votre promesse et j'approuve beaucoup le titre de la conférence que vous avez choisi ; les jours précédents étant déjà pris, il m'a été impossible de vous placer avant le 23 mai. Ce sera pour moi un grand plaisir de vous entendre de nouveau et je suis sûre que vous aurez un aussi grand succès que l'année dernière.

Recevez tous mes remerciements et mes sentiments affectueux.

Duchesse de POMAR.

Une carte imprimée jointe à la lettre faisait connaître le nom des conférenciers conviés par la duchesse, nous y relevons les noms suivants et les sujets des conférences :

18 Avril 1894. - M. Camille Flammarion : Les étoiles et l'infini.

26 Avril. - M. le Professeur Bonnet-Maury : Le Congrès des religions à Chicago.

2 Mai. - Mme Hardinge Britten : Le spiritualisme moderne (en anglais).

9 Mai. - M. le Professeur Ch. Richet : La Paix internationale.

18 Mai.- M. Victor du Bled : La femme au XVIII° siècle.

23 Mai. - M. Léon Denis : Le Problème de la vie et de la destinée.

30 Mai. - M. l'abbé Petit : L'Esprit nouveau.

Une visite bien originale, fut, pendant la guerre, celle de Mrs Ella Wheeler Wilcox. Cette Américaine, très célèbre dans son pays comme poète, désirait obtenir l'autorisation de traduire en Anglais, Le Problème de l'Etre et de la destinée, ce qui lui fut accordé. Mrs. Wilcox, accompagnée de sa secrétaire, s'était installée dans un des grands hôtels de Tours, et, c'est dans ce home cosmopolite qu'elle travailla pendant plusieurs mois à sa traduction. Elle partit pour l'Angleterre en assurant à Léon Denis que le livre paraîtrait à la fois dans ce pays et en Amérique ; elle tint parole, et, quoiqu'un mal terrible l'eût affaiblie entre temps, elle put s'embarquer pour les Etats-Unis, et avant de mourir, donna son manuscrit à Gay et Hancok, à Londres, ainsi qu'à la Donan Compagny, de New-York. Léon Denis reçut de cette maison plusieurs exemplaires de la traduction. Le dernier travail intellectuel accompli par Mrs Wilcox a été une bonne action : la vulgarisation d'une oeuvre spirite.

En 1926, le Maître reçut la visite du Docteur Lamond, ami de Sir Arthur Conan Doyle, visite qui le rendit très heureux. Le Docteur donna au Light la relation de son entrevue avec Léon Denis, relation qui fut reproduite par la Revue Spirite de Février 1927, en ces termes : "Le visiteur remarqua d'abord chez son interlocuteur cette confiance, cette sérénité qui appartiennent aux vrais spirites. On parle d'Après la Mort, du volume consacré à Jeanne d'Arc médium, l'un et l'autre traduits en Anglais. On évoque le congrès International du spiritisme à Paris en 1925.

L'une des questions que l'on aborde avec le plus d'intérêt, c'est la question Celtique qui tient si légitimement une si grande place dans les pensées de Léon Denis, et le voyageur dit à quel point les Ecossais portent actuellement leur intérêt sur "l'idée Celtique" qui leur fut toujours particulièrement chère et familière.

"Mon départ fut impressionnant, conclut l'écrivain d'Outre-Manche. Convenant ensemble qu'il était improbable de penser que nous pourrions nous revoir sur cette terre, je m'entendis assurer par M. Léon Denis que nous nous rencontrerions de nouveau lorsque le crépuscule serait devenu le jour. J'avais vu cette personnalité vénérable qu'est M. Léon Denis."


1 Voir Le Monde Invisible et la Guerre, pp. 83 et 84.