VII.
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Ses distractions : la lecture, les voyages, la musique.

Léon Denis, dans son enfance, recherchait les lectures instructives. L'étude de la géographie avait pour lui l'attrait d'une distraction. Il mit de côté les petites économies qu'il réalisait afin d'acquérir les fascicules mensuels de la Géographie de Malte-Brun, dont les jolies illustrations de Gustave Doré le fascinaient. Hélas ! un beau jour le trésor qu'il croyait avoir caché à l'abri de tout regard avait disparu. Sa mère l'ayant trouvé par hasard en avait disposé pour les besoins du ménage.

Les chagrins d'enfant ont une telle acuité qu'ils restent indélébiles et l'octogénaire contait ce souvenir avec une émotion qui se communiquait à ceux qui en recevaient la confidence.

Ce goût pour la lecture nous laisse supposer avec quel enthousiasme le jeune homme lut plus tard nos grands classiques et nos grands romanciers. Durant les dix dernières années de sa vie, le philosophe se fit presque exclusivement, donner lecture des nombreux livres spirites qui lui étaient envoyés, aimablement dédicacés par leurs auteurs, la production on le sait en fut très abondante. Il recevait mensuellement toutes les revues psychiques. Rien ne l'intéressait autant que les controverses entre savants Anglais et Français. La réfutation, faite avec beaucoup d'humour, par Oliver Lodge des théories que Charles Richet, expose dans son Traité de Métapsychique lui avait beaucoup plu. Mais grâce à la Lumière, la belle revue Braille, le Maître se tenait au courant du mouvement politique, littéraire et scientifique. Quotidiennement il se faisait donner lecture de La Dépêche d'Indre-et-Loire et du Journal de Genève, où de temps en temps paraît une critique littéraire des oeuvres de nos meilleurs romanciers contemporains. Nous en avions goûté particulièrement une sur Edouard Estaunié qui, dans "Les choses voient" a peint l'âme des vieilles demeures animées par les fantômes de leurs anciens occupants. Des volumes de vers parvenaient souvent à Léon Denis. les poèmes de MM. Joseph Mélon, Gaston Luce, Maurice Pelloutier, Emile Birmann de Relles lui procurèrent un plaisir délicat.

Le premier livre dont je donnais lecture au Maître fut celui de Maurice Masson. Ses Lettres de Guerre, remarquables au double point de vue de la forme et du fond, sont bien à notre sens les plus touchantes et les plus littéraires qui aient paru. Masson était un lettré dont l'oeuvre est imprégnée d'un grand patriotisme et d'une foi chrétienne sincère. Léon Denis me fit détacher du volume ces pensées :

- "Je me sens entouré affectueusement par d'invisibles entraîneurs, tous me disent que la mort n'est pas si dure et qu'il y a des choses qui valent mieux que la vie."

- "S'il y a quelque chose qui donne un sens, une valeur et une beauté à la vie, c'est cette pensée de la continuité de la chaîne entre le présent et l'invisible, entre ceux qui vivent et ceux qui ont dépassé la vie."

- "Il y a du ciel à la terre entre ceux qui pressentent l'éternité et ceux qui y plongent comme un grand courant spirituel où chacun, Dieu aidant, apporte sa goutte d'eau, mais si les bons ne sont pas entièrement responsables de leur vertu, ni les médiocres ou les méchants de leur atonie ou de leur perversité, chacun collabore à tout et va vers le mieux, c'est-à-dire vers Dieu !"

Le Maître se fit relire le chef-d'oeuvre de Chateaubriand : Atala, suivi du Dernier des Abencérages ; la magie du style de l'auteur de René le charmait plus encore que dans sa jeunesse.

Nous eûmes entre les mains une oeuvre bien passionnante : La survivance de l'âme et son évolution après la mort, de Cornillier. Le lecteur est mis au courant des expériences hebdomadaires faites par le sculpteur et sa femme dans leur atelier avec un jeune modèle "Reine", excellent médium. L'auteur sut nous faire aimer cette jeune femme qui devait être emportée plus tard par la phtisie. Espérons qu'elle est allée retrouver le "grand esprit blanc" qu'elle appelait aussi Vetellini.

Nous lûmes au Maître beaucoup de traductions d'oeuvres anglaises, entre autres : La nouvelle Révélation de sir Arthur Conan Doyle, oeuvre très convaincante ; puis deux ouvrages dont les auteurs avaient perdu leur fils à la guerre et qui furent assez courageux pour publier les expériences qui les avaient amenés à ne plus douter de la communication possible entre les morts et les vivants. Raymond, fils d'Oliver Lodge, et Rupert, fils du pasteur Wynn, nous font entrevoir combien léger est le voile qui sépare le monde visible du monde invisible. L'humour anglais donne beaucoup de saveur à ces oeuvres.

Nous approfondîmes aussi l'ouvrage du pasteur Stainton Moses : Les enseignements spiritualistes qui, selon l'expression du pasteur Wautier "est une vraie mine pour les chercheurs". De l'Inconscient au Conscient, la belle oeuvre du regretté Docteur Geley, retint longtemps notre attention et, sur la demande du Maître, certains passages lui furent relus plusieurs fois.

Un correspondant, qui avait été en rapports amicaux avec le docteur Paul Carton, fit connaître à Léon Denis La vie sage1. Ce tout petit volume, véritable bréviaire, est un commentaire en prose des Vers dorés de Pythagore. Le Maître fut enthousiasmé par cette oeuvre virile et en félicita chaudement l'auteur.

Que de bonnes heures de lecture nous furent procurées par Flammarion avec sa trilogie de la Mort et son mystère ; par G. Delanne avec ses Vies antérieures ; Chevreuil avec son Spiritisme dans l'Eglise ; Henri Régnault avec les Morts vivent et Tu revivras !

La doctrine spirite se présente aussi au lecteur sous la forme du roman. En ce genre nous lûmes La Maison du Silence, de Paul Bodier et Réincarné, du Docteur Lucien Graux. Nous devions plus tard goûter les charmants romans de Marcile : Fiancée sans le savoir, Suzanne Fontenay, oeuvres écrites d'un style alerte et desquelles se dégage une saine émotion.

Tout article de journal offrant quelque intérêt pour le Maître lui était signalé ; c'est ainsi qu'il eut connaissance des extraits que l'Echo de Paris donnait des sermons du Père Sanson, à Notre-Dame. Il goûtait beaucoup l'ampleur de pensée de ce prince de la chaire. Le dernier article lui fut lu quelques semaines avant sa mort et avait trait au Problème du Mal.

Les disciplines de l'Amour, du Pasteur Wautier d'Aygalliers, fut la dernière lecture qu'écouta Léon Denis. Sous le charme de cette oeuvre, il nous dictait chaque jour un résumé des pages lues la veille afin de fixer ses impressions en vue d'un article bibliographique. C'est avec une ardeur joyeuse que le Maître signala Les disciplines aux lecteurs de la Revue Spirite.

Que le pasteur Wautier d'Aygalliers, reçoive ici l'assurance d'avoir procuré à son vieil ami des heures d'élection par la lecture d'une oeuvre de laquelle se dégage un si haut enseignement moral et spiritualiste !

En été, par certaines journées accablantes, le son de ma voix assoupissait le Maître. "Ah ! où en êtes vous donc ? Je crois que j'ai un peu dormi" disait-il tout à coup, et, saisissant une petite règle d'ébène placée sur la cheminée, il se tapotait le bras gauche pour se tenir en éveil. Il agitait aussi cette petite règle lorsqu'il s'efforçait d'extérioriser sa pensée avec exactitude et mesure.

J'eus plus d'une fois l'occasion d'avoir l'avis du Maître sur quelques-uns de nos littérateurs, entre autres sur Pierre Loti et Anatole France. Il leur reconnaissait beaucoup de talent comme stylistes, mais déplorait qu'ils semassent dans les âmes le doute, le pessimisme, le dégoût de la vie et la peur de la mort.

Il est toujours intéressant de savoir ce qu'un écrivain a pensé d'un autre. J. Tharaud nous apprend que Barrès disait d'Anatole France : "Que me font les petites histoires d'Anatole ? C'est un plaisantin. - "Que me fait, disait France, la belle âme de M. Barrès et sa littérature sans sexe2". L'auteur du Mystère en pleine lumière, pas plus que celui de Jeanne d'Arc Médium, ne pouvait pardonner à celui du Lys rouge son travestissement du caractère de la Vierge de Domrémy3, sentiment partagé également par Edouard Schuré qui exprime son indignation en ces termes dans l'oeuvre qu'il a intitulée : L'âme Celtique et le Génie de la France :

"A votre aise ! niez l'Inspirée en Jeanne d'Arc puisque vous êtes incapable de comprendre le mystère divin de l'inspiration, mais ne touchez pas à l'héroïne car l'âme de la patrie respire et palpite en elle !"

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* *

Léon Denis, dans son enfance, goûtait, avons-nous dit, un plaisir extrême à l'étude de la géographie. En imagination il passait les mers, franchissait les monts et s'évadait ainsi hors du cercle étroit où il vivait. Le goût des voyages, inné en lui, l'orientait vers cette étude et, on peut présumer que l'occupation qu'il choisit plus tard, lui procura, en même temps que l'indépendance, une belle et saine distraction. En accomplissant pour affaires commerciales, de longs voyages en France et à l'Etranger il réalisait les rêves de son enfance : voir d'autres terres, d'autres hommes, d'autres moeurs. Mais c'est à pied, en véritable pèlerin, sac au dos, bâton ferré à la main que Léon Denis préférait voyager. Il aimait à prendre ces grands bains d'air qui vivifient le corps et l'âme de tous ceux qui savent dégager les graves leçons que donne la nature. Il parcourut ainsi les provinces françaises : l'Auvergne, la Savoie, le Dauphiné, la Lorraine et la Bretagne. Il visita la Kabylie, la Tunisie, la Sardaigne, la Corse et l'Italie.

L'excursion que le Maître fit en Tunisie a été publiée sous la forme d'une petite brochure parue en 1880, sous le titre Tunis et l'île de Sardaigne. Peu de personnes connaissent actuellement cette merveilleuse page de littérature descriptive. Léon Denis voyait en poète, sa plume égalait le pinceau d'un peintre, le pittoresque récit de son voyage a un saisissant coloris. Le voyageur nous fait partager ses multiples impressions, nous décrit Tunis, sa vie débordante d'activité, les types étranges et si divers qui s'y coudoient, femmes mauresques, ouvriers d'art, marchands, soldats.

A un âge assez avancé, Léon Denis avait su se créer une salutaire distraction en apprenant à toucher du piano, il jouait pour lui-même avec beaucoup d'entrain de vieux airs d'Opéra. Le Maître profitait le plus souvent du moment où j'étais occupée à copier un long article pour se livrer à cette distraction. Il m'était agréable de l'entendre jouer la romance de Flotow :

Seule ici rose fraîche éclose, comment peux-tu fleuri.

Quand l'hiver froid et morose sans pitié va te flétrir.

Le philosophe était grand amateur de musique ; pendant ses séjours à Paris, il fréquentait les concerts Colonne et Lamoureux, la musique facilitait grandement la préparation de ses conférences. Il nous a dit n'avoir jamais parlé à Lyon sans être allé la veille passer la soirée au Grand Théâtre de cette ville. Pendant que se déroulaient les harmonies musicales il repassait intérieurement les principales périodes de son discours.

Dans les dernières années de sa vie, une lecture en Braille, un air de musique n'étaient pas les seules distractions du Maître, il avait autour de lui ses chats qui ne le quittaient guère et auxquels il prodiguait les marques d'un grand attachement. Il aimait à leur parler, à les caresser, à les faire jouer. Georgette, la fidèle domestique du Maître, avait introduit subrepticement une petite chatte qu'une personne de la maison lui avait donnée. Elle la tenait dans sa cuisine, mais Léon Denis la trouva si futée, si mignonne, qu'il l'adopta. On la baptisa "Bibiche", elle ne quittait pas notre table de travail, s'amusait avec les papiers, bouleversait le plumier et, tout à fait sans gêne, sautait parfois de l'épaule du Maître sur sa tête. Ce petit être plein de vie et de grâce l'égayait. Un rejeton de "Bibiche" dont il n'avait jamais voulu se séparer, répondait au nom de "Poulot", c'était un bel angora blanc qui devenait plus majestueux d'année en année. Ces deux animaux ne quittaient guère la pièce où nous nous tenions l'hiver, l'un ronronnait sur les genoux du Maître qui évitait de faire un mouvement pour ne pas le déranger, l'autre se grillait près du feu sur un coussin. Parfois ils nous regardaient, graves comme de petits sphinx, si graves, qu'on aurait pu croire qu'ils suivaient notre lecture.

Georgette avait soin aux heures des repas, de ne livrer l'accès de la pièce qu'à un chat "parce que, disait-elle, Monsieur est d'une faiblesse extraordinaire et se laisserait dérober un bon tiers de son déjeuner".

Léon Denis tout en vivant depuis un quart de siècle en perpétuels rapports avec les êtres qui peuplent le monde invisible, avait un grand fonds de gaîté naturelle et ne perdait jamais l'occasion de placer un bon mot, lequel lui venait si vite que son interlocuteur était tout surpris de découvrir chez l'octogénaire d'aspect grave un tour d'esprit aussi gai. L'esprit primesautier du Maître lui faisait trouver spontanément le trait plaisant.

Ayant à répondre à M. Hubert Forestier, secrétaire particulier de M. Jean Meyer, qui lui faisait part de la naissance d'une petite fille, le Maître me tendit une carte coloriée et me demanda : "Que représente-t-elle ? - Une toile de Louis Béroud, lui dis-je, représentant le salon carré du Louvre où est exposée la Joconde. - Nous allons la prendre", dit-il. Ces mots me furent alors dictés : Très touché de votre bon souvenir, je vous envoie mes meilleurs voeux pour vous et madame Forestier, avec mes félicitations pour votre chef-d'oeuvre... qui n'est pas une peinture.

Le rappel de ce propos sorti de la bouche du Maître, est destiné à le montrer dans son abandon, sa spontanéité et par là essayer de le rendre plus vivant.

Cela prouve qu'un philosophe octogénaire est souvent plus jeune de caractère qu'un étudiant de vingt ans et c'était le cas de Léon Denis.

Après sa mort, M. S., avocat du barreau de Reims, nous écrivait : "Une chose qui m'émerveille, c'est la jeunesse de style qu'a conservée jusqu'au bout Léon Denis. Il en est qui à trente ans sont déjà des vieillards. La richesse du coeur, le sens prophétique, la vie profonde font d'autres des hommes éternellement jeunes. Votre Maître était de ceux-là."


1 La Vie Sage, du Dr Paul Carton, chez A. Maloine et Fils, éditeurs, rue de l'Ecole-de-Médecine, 27.


2 Mes années chez Barrès, pp. 169 et 170.


3 Barrès disait : "Au lieu d'écrire l'histoire de Jeanne d'Arc, Anatole a écrit l'histoire de sa petite bonne, p. 223, du même ouvrage.