La force est indépendante de la matière.

Examinons maintenant la seconde proposition de Moleschott qui prétend que la force est un attribut de la matière, c'est-à-dire qu'il est impossible de concevoir l'une sans l'autre. Suivant lui, étudier séparément la force et la matière est un non-sens, d'où il résulte que, l'énergie étant contenue dans la matière, les forces, comme l'âme, la pensée, Dieu, etc., ne sont que des propriétés de cette matière. Si nous démontrons que son assertion est fausse, nous établirons implicitement la réalité de l'âme. Pour répondre à un savant, il n'est pas de meilleure méthode que d'opposer d'autres savants.

D'Alembert dit, d'après Newton, «qu'un corps abandonné à lui-même doit persister éternellement dans son état de mouvement ou de repos uniforme». Autrement dit, si un corps est en repos, il ne saurait de lui-même se déplacer.

Laplace exprime ainsi la même pensée : «Un point en repos ne peut se donner le mouvement, puisqu'il ne renferme pas en soi de raison pour se mouvoir dans un lieu plutôt que dans un autre. Lorsqu'il est sollicité par une force quelconque et ensuite abandonné à lui-même, il se meut constamment d'une manière uniforme dans la direction de cette force : il n'éprouve aucune résistance, c'est-à-dire qu'à chaque instant sa force et sa direction de mouvement sont les mêmes. Cette tendance de la matière à persévérer dans son état de mouvement et de repos est ce que l'on nomme l'INERTIE. C'est la première loi du mouvement des corps.»

Ainsi Newton, d'Alembert et Laplace reconnaissent que la matière est indifférente au mouvement et au repos, qu'elle ne se meut que lorsqu'une force agit sur elle, parce que, naturellement, elle est inerte. C'est donc par une affirmation gratuite et sans fondement scientifique qu'on tente d'attribuer la force à la matière.

Nous croyons que le témoignage et la compétence des trois grands hommes cités plus haut peuvent être difficilement récusés ; néanmoins, pour donner plus de poids à notre assertion, nous dirons que le cardinal Gerdil et Euler établissent, par des calculs mathématiques, la certitude de l'inertie des corps ; nous ne pouvons les reproduire ici, mais nous allons faire valoir un argument décisif à l'appui de notre conviction.

Nous avons une excellente preuve du principe de l'inertie dans les applications que l'on a faites des théories de la mécanique aux phénomènes astronomiques.

En effet, si cette science, qui a pour base l'inertie, ne s'appuyait pas sur un fait réel, ses déductions seraient fausses et invérifiables par l'expérience. Si la loi de l'inertie n'était qu'une conception de l'esprit sans aucune valeur positive, il eût été impossible à Leverrier de trouver et de calculer l'orbite d'une planète inconnue jusqu'à son époque, et surtout jamais ses prévisions n'eussent été réalisées, alors qu'elles se sont accomplies de point en point.

Cette découverte affirme que les lois trouvées par le raisonnement sont exactes, car elles se vérifient par l'observation d'un phénomène dont on ne supposait pas la possibilité, lorsque les principes de la mécanique céleste ont été établis. N'est-il pas évident que l'on connaissait les propriétés des corps et plus tard des courbes qu'ils décrivent, longtemps avant d'avoir observé dans le ciel le mouvement des astres ? Or, la mécanique n'étant que l'étude des forces en action, il est certain que ses lois sont rigoureuses, puisqu'elles se contrôlent dans la nature.

Les mathématiciens n'ont pas seuls traité la question : M. H. Martin, dans son livre : Les sciences et la philosophie, démontre, d'après M. Dupré, qu'en vertu des lois de la thermodynamique, il est nécessaire de concevoir une action initiale extérieure et indépendante de la matière.

Il est d'ailleurs facile de se convaincre, en raisonnant d'après la méthode positive, que le témoignage des sens ne peut nous faire voir la force comme un attribut de la matière ; au contraire, nous constatons par l'expérience journalière qu'un corps demeure inerte et sera éternellement dans la même position, si rien ne vient lui donner le mouvement. Une pierre que nous lançons reste, après sa chute, dans l'état où elle est, lorsque la force qui l'animait a cessé d'agir. Une bille ne roulera pas sans une impulsion première qui en détermine le déplacement. Or, l'univers n'étant que l'ensemble des corps, on peut dire de l'ensemble de la création ce qu'on dit de chaque corps en particulier, et si l'univers est en mouvement, il est impossible de constater qu'il en possède lui-même la cause.

Jusqu'ici, on le voit, Moleschott n'est pas heureux dans le choix de ses affirmations. Il érige en vérité les points les plus contestables ; il n'est donc pas surprenant que, partant de données aussi fausses, il arrive à des conclusions absolument erronées. L'étude impartiale des faits nous conduit à envisager le monde comme formé de deux principes indépendants l'un de l'autre : la force et la matière.

Il faut, en outre, observer que la force est la cause effective, à laquelle obéissent tous les êtres organiques ou non. Donc les forces désignées sous les noms : Dieu, âme, volonté, etc., ont une existence réelle en dehors de la matière, qui n'est que l'instrument passif sur lequel elles s'exercent.

Continuons l'analyse du livre de Moleschott, et nous verrons qu'il n'a pas plus de perspicacité dans ses appréciations sur l'homme que dans son étude de la nature. Le grand argument qu'il offre comme preuve de conviction est le même que celui des matérialistes en général ; il consiste à dire : le cerveau est l'organe par lequel se manifeste la pensée, donc c'est le cerveau qui sécrète la pensée. Ce raisonnement est à peu près aussi logique que le suivant : Le piano est l'instrument qui sert à faire entendre une mélodie, donc le piano sécrète la mélodie. Si on s'exprimait ainsi devant un incrédule, il est plus que probable qu'il hausserait les épaules, et, chose bizarre, lorsqu'il s'agit de l'âme, il accepte tout de suite cette manière de discuter. C'est que les matérialistes ne veulent sous aucun prétexte croire à un principe pensant ; ils nient l'existence du musicien ; de là les singulières théories qu'ils nous exposent.

Les matérialistes se trouvent en face de ce problème : L'homme pense, la pensée n'a aucune des qualités de la matière ; elle est invisible, elle n'a ni forme, ni poids, ni couleur ; cependant elle existe, et il faut, pour être rationnels, qu'ils la fassent provenir de la matière. Certes, la difficulté est grande d'expliquer comment une chose matérielle, le cerveau, peut engendrer une action immatérielle, la pensée. Aussi nous allons voir défiler les sophismes à l'aide desquels nos adversaires donnent des apparences de raisonnements.

Le cerveau est nécessaire à la manifestation de la pensée ; les philosophes grecs le savaient déjà, et ils ne tombaient pas pour cela dans l'erreur des sceptiques d'aujourd'hui ; ils faisaient une distinction entre la cause et l'instrument qui sert à produire l'effet. Certains physiologistes, comme Cabanis, n'y regardent pas de si près. Celui-ci dit, en effet :

«Nous voyons les impressions arriver au cerveau par l'entremise des nerfs, elles sont alors isolées et sans cohérence. Le viscère entre en action ; il agit sur elles, et bientôt il les renvoie métamorphosées en idées que le langage de la physionomie ou du geste, ou les signes de la parole et de l'écriture manifestent au-dehors. Nous concluons avec la même certitude ( ?) que le cerveau digère en quelque sorte ses impressions, qu'il fait organiquement la sécrétion de la pensée.»

Cette doctrine est si bien implantée dans l'esprit des matérialistes que, suivant Carl Vogt, les pensées ont avec le cerveau à peu près «le même rapport que la bile avec le foie ou l'urine avec les reins».
Broussais avait déjà dit dans son testament :

«Dès que je sus, par la chirurgie, que du pus accumulé à la surface du cerveau détruisait nos facultés et que l'évacuation de ce pus leur permettait de reparaître, je ne fus plus maître de les considérer autrement que comme des actes du cerveau vivant, quoique je ne susse ni ce que c'était que le cerveau, ni ce que c'était que la vie.»

Moleschott, s'élançant sur de si nobles traces, s'écrie à son tour en variant un peu l'argumentation :

«La pensée n'est pas plus un fluide que la chaleur ou le son, c'est un mouvement, une transformation de la matière cérébrale ; l'activité du cerveau est une propriété du cerveau tout aussi nécessaire que la force, partout inhérente à la matière comme son caractère essentiel et inaliénable. Il est aussi impossible que le cerveau intact ne pense pas, qu'il est impossible que la pensée soit liée à une autre matière que le cerveau.»

Suivant le savant chimiste, toute altération de la pensée modifie le cerveau et toute atteinte à cet organe supprime tout ou partie de la pensée.

«Nous savons, dit-il, par expérience, que l'abondance excessive du liquide encéphalo-rachidien produit la stupeur ; l'apoplexie est suivie de l'anéantissement de la conscience ; l'inflammation du cerveau amène le délire ; la syncope qui diminue le mouvement du sang vers le cerveau provoque la perte de connaissance ; l'affluence du sang veineux au cerveau produit l'hallucination et le vertige ; une complète idiotie est l'effet nécessaire, inévitable de la dégénérescence des deux hémisphères cérébraux ; enfin toute excitation nerveuse à la périphérie du corps, n'éveille une sensation consciente qu'au moment où elle retentit au cerveau.»

Il conclut donc que dans les phénomènes psychologiques, on ne peut constater autre chose que l'éternelle dualité de la création : une force, la pensée qui modifie ; une matière, le cerveau.

Toute l'argumentation de Moleschott consiste à dire qu'avec des organes sains, les actes intellectuels s'exercent facilement ; que si, au contraire, le cerveau devient malade, l'âme ne peut plus s'en servir, et que les facultés reparaissent quand la cause qui altérait le cerveau a cessé d'agir.

C'est toujours l'histoire du piano. Si une des cordes vient à se rompre, il sera impossible de faire vibrer la note qui y correspond ; remplace-t-on cette corde absente, immédiatement il redevient aisé de produire le son. Donc, quand bien même il serait démontré que la pensée est toujours la résultante de l'état du cerveau, cela ne suffirait pas pour pouvoir affirmer que l'encéphale produit la pensée. Tout au plus pourrait-on en induire qu'il existe entre eux des corrélations intimes ; il n'est pas même prouvé que l'intégrité du cerveau soit indispensable pour la production des phénomènes spirituels. Voici ce que dit M. Longet, dont la compétence en physiologie est unanimement reconnue :

«On n'a jamais nié la solidarité des organes sains et d'une intelligence saine, mens sana in corpore sano ; mais cette dépendance si naturelle n'est pas tellement absolue que l'on ne trouve de nombreux exemples du contraire ; on voit de frêles enfants étonner par la précocité de leur intelligence et l'étendue de leur esprit, des vieillards caducs et voisins de la tombe conserver intacts le jugement, la mémoire, le feu du génie, l'ardeur du courage. Il y a peu d'années, le professeur Lordat a écrit un traité remarquable sur l'insénescence du sens intime chez les vieillards. La folie s'accompagne souvent d'une lésion appréciable des centres nerveux ; mais que dirons-nous des cas où Esquirol et les auteurs les plus consciencieux affirment n'avoir trouvé aucun vestige d'altération dans le cerveau ? Les annales de la science nous fournissent un assez grand nombre de faits parfaitement observés d'altération profonde de la substance cérébrale, sans que, pendant la vie, on ait remarqué le plus léger trouble de l'intelligence.

«On a vu des portions de cerveau enlevées, des balles traverser de part en part cet organe, sans le moindre dérangement de l'esprit ; tandis qu'il suffit quelquefois de minces filets de sang dans un point rétréci pour allumer la fièvre, exciter un délire furieux et amener rapidement la mort. Hâtons-nous de reconnaître que l'intégrité des organes, leur bonne conformation, un volume suffisant sont des conditions favorables au libre exercice, à la vigueur des facultés intellectuelles. Mais gardons-nous de confondre l'organe avec la fonction ; et c'est surtout en parlant du cerveau et de la pensée que cette distinction est importante, car plusieurs organes de l'économie concourent à ce grand phénomène de la vie intellectuelle : la privation de l'air la fait cesser immédiatement ; une balle qui traverse le coeur la détruit avec rapidité, etc. - Et cependant, qui oserait donner pour cause première à la pensée l'air que nous respirons, le sang vermeil qui circule dans les canaux artériels ?»

Voilà ce que dit la science et il nous semble que ses conclusions ne sont pas tout à fait en faveur de Moleschott ; il n'est pas possible d'affirmer que la pensée soit toujours en harmonie avec l'intégrité du cerveau, donc elle n'est pas produite par le cerveau.

Nous avons vu aussi, plus haut, le savant hollandais attribuer la pensée à une vibration de la matière cérébrale. Cette théorie serait-elle plus juste que les précédentes ? Nous allons le voir immédiatement.

Une difficulté nous arrête tout d'abord : il est difficile de comprendre comment une sensation engendre une idée. La sensation est une impression produite sur les nerfs sensitifs par un ébranlement extérieur déterminant un mouvement ondulatoire qui se propage par les fibres nerveuses jusqu'au cerveau. Arrivé là, ce mouvement fait vibrer les cellules du sensorium. En quoi en mouvement mécanique des cellules peut-il déterminer une idée ? Comment comprendre que cet ébranlement soit perçu par l'être pensant ?

La cellule nerveuse qui est formée de cholestérine, d'eau, de phosphore, d'acide humique, etc., associés en certaines proportions, n'est pas elle-même intelligente ; le mouvement vibratoire est une simple action matérielle. Comment se fait-il que la pensée naisse cependant de cet ébranlement de la cellule nerveuse ? C'est ce qu'on oublie de nous apprendre.

Les spiritualistes interprètent les faits en disant que nous avons en nous une individualité intellectuelle qui est avertie, par cette vibration, qu'une action a été exercée sur le corps, et c'est lorsque l'âme a conscience de ce mouvement vibratoire que nous éprouvons la perception. Ce qui établit jusqu'à l'évidence que les choses se passent ainsi, c'est le phénomène si ordinaire de la distraction.

Lorsque nous travaillons dans une chambre, n'arrive-t-il pas souvent que nous sommes insensibles au tic-tac d'une pendule ? Et même il se peut que nous ne fassions pas attention aux heures qui sont frappées sur le timbre. Pourquoi ne les entendons-nous pas ? Les vibrations produites par le son ont impressionné notre oreille, elles se sont propagées à travers l'organisme jusqu'au cerveau, mais l'âme étant occupée par d'autres pensées n'a pu transformer la sensation en perception, de sorte que nous n'avons pas eu conscience des bruits produits par la pendule. Ce simple fait démontre d'une manière frappante l'existence de l'âme.