XI. - ROUEN ; LE PROCES.

Mais j'entre en frémissant dans cette obscurité !
Que soit faite, ô mon Dieu, ta sainte volonté !

P. ALLARD.

Nous arrivons maintenant au procès.

En effet, en même temps que cette captivité si dure, si horrible, Jeanne avait à subir les phases longues et tortueuses d'un procès tel qu'il n'a jamais eu son pareil dans le monde.

D'un côté, tout ce que l'esprit du mal peut distiller de noirceur hypocrite, d'astuce, de perfidie, d'ambition servile. Soixante et onze clercs, prêtres et docteurs, pharisiens au coeur sec, tous hommes d'église, mais pour qui la religion n'est qu'un masque dissimulant d'ardentes passions : la cupidité, l'esprit d'intrigue, le fanatisme étroit.

De l'autre côté, seule, sans appui, sans conseiller, sans défenseur, une enfant de dix-neuf ans, l'innocence et la pureté incarnées, une âme héroïque dans un corps de vierge, un coeur sublime et tendre, prêt à tous les sacrifices pour sauver son pays, pour remplir sa mission avec fidélité, et donner l'exemple de la vertu dans le devoir.

Jamais on n'a vu la nature humaine s'élever si haut d'une part, et, de l'autre, tomber si bas.

L'histoire a établi les responsabilités. Je ne veux rien dire qui puisse surexciter les haines politiques ou religieuses. Le nom de Jeanne d'Arc n'est-il pas, entre tous les noms glorieux, celui qui doit rallier tous les sentiments d'admiration, quel que soit le parti d'où ils viennent ?

L'Eglise a voulu se disculper de l'accusation qui pesait sur elle depuis des siècles. Pour cela, elle s'est appliquée à rejeter tout l'odieux de la condamnation de Jeanne sur Pierre Cauchon, évêque de Beauvais. Elle l'a renié, chargé de ses malédictions. Mais P. Cauchon est-il le seul grand coupable ?

Rappelons-nous une chose. Dès le 26 mai 1430, trois jours après la capture de Jeanne devant Compiègne, le vicaire général du grand inquisiteur de France, siégeant à Paris, écrivait au duc de Bourgogne, pour le supplier et lui " enjoindre, sur les peines de droit, de lui envoyer prisonnière certaine femme nommée Jehanne la Pucelle, véhémentement soupçonnée de crimes sentant l'hérésie, pour comparaître devant le promoteur de la sainte Inquisition1. " Ainsi ce redoutable tribunal du Saint-Office, qui n'était plus qu'un fantôme à cette époque, reparaissait, sortait de l'ombre, pour réclamer la plus grande victime qui ait jamais comparu devant lui. Et l'Université de Paris, le principal corps ecclésiastique de France, appuyait ses revendications. Anatole France, qui est bien renseigné sur ce point, nous dit2 :

" Dans l'affaire de la Pucelle, ce n'était pas seulement un évêque qui mettait la très sainte Inquisition en mouvement, c'était la fille des rois, la mère des études, le beau clair soleil de France et de la chrétienté, l'Université de Paris. Elle s'attribuait le privilège de connaître dans les causes relatives aux hérésies, et ses avis, de toutes parts demandés, faisaient autorité sur toute la face du monde où la croix est plantée. "

Depuis un an, elle demandait la remise de la Pucelle à l'inquisiteur, comme étant suspecte de sorcellerie.

Le même auteur nous dit encore3 :

" Après s'être concerté avec les docteurs et maîtres de l'Université de Paris, l'évêque de Beauvais se présenta, le 14 juillet, au camp de Compiègne et réclama la Pucelle comme appartenant à sa justice. Il présentait à l'appui de sa demande les lettres adressées par l'alma Mater au duc de Bourgogne et au seigneur de Luxembourg. "

C'était la deuxième fois que l'Université réclamait Jeanne au duc ; elle craignait que d'autres la délivrassent " par voies obliques " et qu'elle ne fût mise hors de son pouvoir. En même temps, l'envoyé était chargé d'offres d'argent.

Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, qui avait été chassé de son siège par le peuple pour s'être rallié aux Anglais, Cauchon a bien instruit lui-même et dirigé le procès. Il y a joué le rôle le plus important, cela est incontestable, mais le vice-inquisiteur, Jean Lemaître, approuva tous ses choix en ce qui concerne la composition du tribunal, où il siégea plusieurs fois à ses côtés. Et lorsque l'évêque de Beauvais était empêché, Jean Lemaître présidait seul les séances. Cela est établi par tous les documents4.

Le vice-inquisiteur a signé et certifié authentiques les procès-verbaux des audiences. Ceux-ci ont été rédigés en triple expédition par les greffiers du tribunal. Il en existe un exemplaire à la bibliothèque de la Chambre des Députés, revêtu du sceau de l'Inquisition.

Dans les procès d'hérésie, il était de droit que toutes les décisions, tous les jugements fussent pris par les deux juges : l'évêque et l'inquisiteur. C'est ce qui eut lieu à Rouen, comme partout ailleurs. Il est donc impossible de ne pas reconnaître que Cauchon était couvert par la jurisprudence inquisitoriale.

Mais ce n'est pas tout. Les évêques de Coutances et de Lisieux furent consultés au cours du procès, et ils approuvèrent l'accusation. Il y a même ceci de particulier à relever : l'évêque de Lisieux, Zanon de Castiglione, se décida pour la condamnation, par ce motif que Jeanne était de trop basse condition pour être inspirée de Dieu. En vérité, on peut se demander ce que les apôtres du Christ, ces humbles artisans et bateliers de Galilée, ce que le Christ lui-même, le fils du charpentier, eussent pensé de cette réponse.

Les évêques de Thérouanne, de Noyon, de Norwich figurent aussi au procès : tous les trois ont pris part aux admonitions de la Pucelle.

Cauchon s'entoura de personnages considérables et de théologiens de renom. Il fit siéger au tribunal des hommes tels que Thomas de Courcelles, qu'on appela plus tard " la lumière du concile de Bâle et le second Gerson ", Pierre Maurice et Jean Beaupère, qui, tous deux, avaient été recteurs de l'Université de Paris, des docteurs et maîtres en théologie, tels que Guillaume Erard, Nicole Midi, Jacques de Touraine, et nombre d'abbés crossés et mitrés des grandes abbayes de la Normandie.

Or, de tous ces clercs éminents, aucun ne se montra impartial. Tous étaient partisans des Anglais et ennemis de Jeanne. Le promoteur, Jean d'Estivet, âme damnée de Cauchon, homme sans foi ni scrupules, se fit particulièrement remarquer pour sa haine et ses violences envers l'accusée. On ne fit aucun droit à la légitime demande de celle-ci, d'introduire dans le tribunal un nombre équitable de clercs du parti français. Elle en appela aussi au pape et au concile ; ce fut en vain.

Tous les juges, assesseurs, chanoines, docteurs en théologie, recevaient des Anglais, par séance, une indemnité qui équivalait à une centaine de francs de notre monnaie actuelle. Les quittances sont jointes au procès. Il y eut près de cent assesseurs, mais ils ne siégeaient pas tous ensemble. Les plus hostiles à Jeanne reçurent aussi des présents.

Il y eut plusieurs consultations de la Sorbonne, entre autres celle du 19 avril, confirmée par les quatre Facultés le 14 mai : toutes conclurent contre la Pucelle.

Il faut ajouter que l'inquisiteur général, Jean Graverend, prêcha un sermon dans l'église Saint-Martin-des-Champs, à Paris, après le supplice de Jeanne, dans lequel il répétait tous les termes de l'accusation et approuvait la sentence. Peu après, le pape nommait Pierre Cauchon titulaire du siège épiscopal de Lisieux.

Si, plus tard, il fut frappé d'excommunication, ce ne fut pas en punition de son forfait, mais simplement pour avoir refusé d'acquitter un droit réclamé par le Vatican. C'est pour une question d'argent, que ce prélat fut menacé des foudres pontificales, à l'abri desquelles il était resté, aussi longtemps qu'il avait été uniquement coupable de la condamnation de la libératrice de son pays5.

En réalité, pas une voix ne s'éleva dans la chrétienté pour protester contre le jugement inique dont Jeanne fut victime, pas plus du côté du clergé resté français, que du côté du clergé passé aux Anglais. Au contraire, une circulaire de Regnault de Chartres, archevêque de Reims, à ses diocésains, nous révèle le honteux état d'esprit de Charles VII et de ses conseillers. On a retrouvé, dans une relation écrite d'après les chartes de l'hôtel de ville et échevinage de Reims, l'analyse d'un message du chancelier aux habitants de sa ville archiépiscopale, conçue dans les termes qui vont suivre.

Il donne avis de la prise de Jeanne devant Compiègne, et " comme elle ne vouloit croire conseil ; ains (mais) faisoit tout à son plaisir... Dieu avoit souffert prendre Jehanne la Pucelle pour ce qu'elle s'étoit constituée en orgueil, et pour les riches habits qu'elle avoit pris, et qu'elle n'avoit fait ce que Dieu lui avoit commandé, ains avoit fait sa volonté6 ".

Cependant, Charles VII, si mal conseillé qu'il fût, avait été aussitôt après la capture de Jeanne, l'objet de hautes et pressantes sollicitations en faveur de l'héroïne. Jacques Gélu, seigneur archevêque d'Embrun, son ancien précepteur, écrit à son royal élève, afin de lui rappeler ce que la Pucelle avait fait pour la couronne de France. Il le priait de bien examiner sa conscience, et de s'assurer si ce n'étaient " pas ses offenses envers Dieu qui avaient amené ce malheur ". " Je vous recommande, ajoute-t-il, que, pour le recouvrement de cette fille et pour le rachat de sa vie, vous n'épargniez ni moyens ni argent, ni quel prix que ce soit, si vous n'êtes prêt d'encourir le blâme indélébile d'une très reprochable ingratitude. "

Il lui conseille de faire ordonner partout des prières pour la délivrance de Jeanne, afin d'obtenir le pardon de quelque manquement possible.

" Ainsi parla ce vieil évêque, à qui il souvenait d'avoir été conseiller delphinal dans des temps mauvais, et qui aimait chèrement le roi et le royaume7. "

On aurait pu racheter Jeanne au comte de Luxembourg. On n'en fit rien. On pouvait l'enlever par un coup de force : les Français occupaient Louviers, à peu de distance de Rouen. Ils restèrent immobiles. Ceux qui, avant le voyage de Reims, parlaient d'attaquer la Normandie, se taisaient maintenant.

Du moins, pouvait-on agir par la procédure, entraver la sentence du tribunal par les mêmes formes dont ses juges semblaient respectueux. L'évêque de Beauvais, meneur du procès, était le suffragant de l'archevêque de Reims. Celui-ci pouvait exiger qu'il lui donnât au moins connaissance des débats. Il s'abstint de toute intervention.

On aurait pu recourir aux protestations de la famille de Jeanne, réclamer l'appel au pape ou au concile, menacer les Anglais de représailles sur Talbot et les autres prisonniers de guerre, pour sauver la vie de la Pucelle. Rien ne fut tenté !

" C'est de propos délibéré, dit Wallon8, que Jeanne fut abandonnée à son sort ; sa mort même entrait dans les calculs de ces politiques détestables... Regnault de Chartres, La Trémoille et tous ces tristes personnages, pour garder leur ascendant dans les conseils du roi, ont sacrifié, avec Jeanne, le prince, la patrie et Dieu même. "

Tout bien pesé, la responsabilité du supplice et de la mort de Jeanne nous paraît retomber, à un égal degré, sur l'Eglise et sur les deux couronnes d'Angleterre et de France.

Toutefois, en ce qui concerne l'Eglise, il faut se rappeler une chose. C'est que, si tant de prêtres et de prélats, si l'Inquisition elle-même, ont trempé dans le procès de condamnation de Jeanne d'Arc, c'est aussi sous la direction du grand inquisiteur, Jean Bréhal, que le procès de réhabilitation s'est déroulé. S'il s'est trouvé des prêtres pour condamner la Pucelle, il s'en est trouvé aussi, et non des moindres, pour la glorifier, entre autres le docte Gerson et l'archevêque d'Embrun.

Certes, Jeanne ayant été brûlée comme sorcière, la couronne de France ne voulait pas, ne pouvait pas rester sous le coup de l'accusation d'avoir pactisé avec l'enfer. Mais, pour amener ce procès de revision qui devait la dégager, il fallut négocier pendant trois années avec la cour de Rome ; il fallut toute l'influence du roi et de ses conseillers, influence que pourtant le pontife romain avait un grand intérêt à ménager à cette époque de schisme, alors que trois papes venaient de se disputer l'autorité sur le monde chrétien. Il fallut une pression puissante pour amener cette revision.

" Le tribunal de réhabilitation, dit Joseph Fabre, qui se fit attendre vingt-cinq ans, sanctionna l'impunité des bourreaux, en même temps qu'il proclama l'innocence de la suppliciée. De plus, s'il déclara Jeanne exempte du crime d'hérésie, il admit qu'hérétique elle aurait mérité le feu, et consacra ainsi, à l'exemple des premiers juges, ce néfaste principe de l'intolérance dont elle fut la victime9. "

Quoique tardive et insuffisante, acceptons cette réparation telle qu'elle s'est produite. Rappelons que des processions expiatoires eurent lieu dans les principales villes de France, et que le clergé y prit une large part. Rappelons aussi qu'à une époque plus récente, les Anglais eux-mêmes ont glorifié la mémoire de Jeanne : un de leurs poètes, Southey, l'a proclamée la plus grande héroïne du genre humain. Des voix nombreuses se sont élevées en Angleterre, pour demander qu'amende honorable soit faite sur les places publiques de Rouen, par des représentants de la couronne et du Parlement.

De son côté, l'Eglise romaine, après une longue et minutieuse enquête, a procédé à la canonisation de Jeanne dont la statue d'élève aujourd'hui dans la plupart des églises de France.

Rappelons tout cela et disons que, devant la grande figure de Jeanne, tout ressentiment doit disparaître, toute haine doit tomber. Ce n'est pas sur ce nom auguste qu'une lutte de partis ou de nations doit se produire. Car, si ce nom est entre tous un symbole de patriotisme, c'est aussi, c'est surtout un symbole de paix et de conciliation.

Jeanne appartient à tous, certes, et par-dessus tout à la France. Et cependant, si une exception devait être faite au sein de la nation, en faveur de quelque groupement ou collectivité, si Jeanne pouvait appartenir aux uns plutôt qu'aux autres, la logique inflexible voudrait que ce fût à ceux qui ont su comprendre sa vie, en pénétrer le mystère, à ceux qui recherchent, aujourd'hui encore, dans l'étude du monde invisible, ces forces, ces soutiens, ces secours qui ont assuré son triomphe, et qu'ils veulent faire servir au bien moral et au salut de leur pays.

Revenons aux juges de Rouen. Quand on étudie les phases du procès, il devient évident que dans l'esprit de ces sophistes au coeur glacé, dans la pensée de ces prêtres vendus aux Anglais, Jeanne était condamnée d'avance. N'avaient-ils pas tous vu avec dépit, avec rage, une femme relever au nom de Dieu, dont ils se disaient les représentants, la cause qu'ils avaient trahie, la croyant perdue, la cause de la France ? Tous ces hommes n'avaient plus qu'un but, un désir : c'était de venger sur cette femme leur autorité menacée, leur situation compromise. Pour eux comme pour les Anglais, Jeanne était destinée à la mort, mais cette mort ne suffisait ni à leur politique, ni à leur haine ; il fallait qu'elle mourût déshonorée, en reniant elle-même sa mission, et que son déshonneur rejaillît sur le roi et sur toute la France !

Pour cela, il n'y avait qu'une ressource : obtenir d'elle une rétractation, un désaveu de sa propre mission. Il fallait qu'elle s'avouât inspirée par l'enfer ; un procès de sorcellerie saurait l'y amener. Pour arriver au but, on ne devait reculer devant aucun moyen : la ruse, l'espionnage, les mauvais traitements, toutes les souffrances, toutes les horreurs d'une prison hideuse, où la chasteté de Jeanne était exposée aux derniers outrages. Les menaces, la torture même, tout leur était bon. Mais Jeanne résista à tout.

Voyez, par la pensée, cette salle voûtée, où filtre, par des ouvertures étroites, un jour sombre. On dirait une crypte funéraire. Le tribunal est assemblé. Une soixantaine de juges siègent sous la présidence de l'évêque de Beauvais, à qui les Anglais ont promis l'archevêché de Rouen, s'il sait servir leurs intérêts. Au-dessus d'eux, poignante ironie, l'image du Christ supplicié s'étend sur la muraille. Puis, au fond de la salle, à toutes les issues, on voit briller les armes des soldats anglais, aux visages haineux, féroces.

Pourquoi ce déploiement de forces ? Pour juger une enfant de dix-neuf ans ! Jeanne est là, pâle, chancelante, chargée de chaînes ; elle est affaiblie par les souffrances d'une longue captivité. Elle est là, seule au milieu de ses ennemis qui ont juré sa perte.

Seule ? oh non ! car si les hommes l'abandonnent, si son roi l'oublie, si les nobles de France ne font rien pour l'arracher aux Anglais, soit par la force, soit par rançon, du moins il est des êtres invisibles qui veillent sur elle, la soutiennent et lui inspirent des réponses telles que, parfois, elles épouvantent ses juges.

Et quel bruit ! quel tumulte ! Dans leur fureur, dans leur rage, parfois ces juges en arrivent à s'interpeller, à se quereller entre eux. Les questions se pressent. On s'ingénie à enlacer l'accusée dans des ruses hypocrites, on la harcèle par des interrogatoires si subtils, si difficiles, que, suivant l'expression d'un des assesseurs, Isambard de la Pierre, " les plus grands clercs de l'assistance n'y eussent pu répondre qu'à grand-peine10 ".

Et pourtant elle y répondait, tantôt avec une finesse admirable, tantôt avec un sens si profond et des paroles tellement sublimes, que personne ne doutait plus qu'elle ne fût inspirée par des Esprits. Une impression de crainte s'emparait de l'assistance, lorsqu'elle disait en parlant d'eux : " Ils sont là, sans qu'on les voie ! " Mais tous ces hommes étaient trop enfoncés dans leur crime pour reculer.

Ainsi, on cherchait à accabler Jeanne physiquement et moralement. On lui faisait subir interrogatoire sur interrogatoire, jusqu'à deux par jour, d'une durée de trois heures chacun. Et, pendant tout ce temps, on l'obligeait à rester debout, chargée de chaînes pesantes.

Jeanne ne se laisse pas intimider. Ce lieu sinistre est pour elle comme un nouveau champ de bataille. Là se montre sa grande âme, son mâle courage. La Puissance invisible qui l'inspire éclate en paroles véhémentes, qui terrifient ses accusateurs.

Elle s'adresse à l'évêque de Beauvais : " Vous dites que vous êtes mon juge. Je ne sais si vous l'êtes. Mais avisez-vous bien de ne pas mal juger ; car vous vous mettriez en grand danger. Je vous en avertis, afin que si Notre Seigneur vous châtie, j'aie fait mon devoir de vous le dire. " - " Je suis venue de la part de Dieu. Je n'ai rien à faire ici. Laissez-moi au jugement de Dieu, de qui je suis venue11. "

On lui pose cette question perfide : " Croyez-vous être en la grâce de Dieu ? - Si je n'y suis, Dieu m'y mette ; et si j'y suis, qu'il m'y conserve. " - " Vous croyez donc inutile de vous confesser, quoique en état de péché mortel ? - Je n'ai jamais commis de péché mortel. - Qu'en savez-vous ? - Mes voix me l'auraient reproché ; mes Esprits m'auraient délaissée ! - Que disent vos voix ? - Elles me disent : " N'aie crainte ; réponds hardiment ; Dieu t'aidera12 ! "

On cherche à la convaincre de magie, de sortilège, en prétendant qu'elle s'est servie d'objets possédant des pouvoirs mystérieux :

" Aidiez-vous plus à votre étendard, ou l'étendard à vous ? " Elle répond : " De la victoire de l'étendard ou de Jeanne, c'était tout à Dieu. - Mais l'espérance d'avoir victoire était-elle fondée en votre étendard ou en vous ? - En Dieu et non ailleurs13. "

Combien d'autres, à sa place, n'auraient pu ou su résister à la tentation de s'attribuer le mérite de ses victoires ! L'orgueil se glisse jusqu'au fond des âmes les plus nobles et les plus pures. Nous sommes presque tous enclins à faire valoir nos actes, à en exagérer la portée, à nous glorifier sans raison. Et, pourtant, tout nous vient de Dieu. Sans lui, nous ne serions rien, nous ne pourrions rien. Jeanne le sait et, dans l'atmosphère de gloire qui l'entoure, elle se fait humble, petite, reportant à Dieu seul le mérite de l'oeuvre accomplie. Loin de tirer vanité de sa mission, elle la réduit à sa juste mesure. Elle n'a été qu'un instrument au service de la Puissance suprême :

" Il a plu à Dieu d'agir ainsi par le fait d'une simple vierge pour repousser les adversaires du roi14. "

Mais quel instrument admirable de sagesse, d'intelligence et de vertu ! Quelle profonde soumission aux volontés d'en haut ! " Tous mes faits et paroles sont entre les mains de Dieu et je m'en attends à lui. "

*

* *

Un jour, l'évêque de Beauvais pénètre dans le cachot. Il est revêtu de ses ornements sacerdotaux ; sept prêtres l'accompagnent. Jeanne est prévenue par ses voix, elle sait que cet interrogatoire est décisif. Ses voix lui ont dit de résister vaillamment, de défendre la vérité, de défier la mort. Aussi, à la vue des prêtres, son corps épuisé se redresse, ses traits s'illuminent, son regard brille d'un éclat profond.

" Jeanne, dit l'évêque, voulez-vous vous soumettre à l'Eglise ? " Question terrible au moyen âge et d'où dépend le sort de l'héroïne !

" Je m'en réfère à Dieu pour toutes choses, répond-elle, à Dieu qui m'a toujours inspirée. - Voilà une parole bien grave. Entre vous et Dieu, il y a l'Eglise. Voulez-vous, oui ou non, vous soumettre à l'Eglise ? - Je suis venue vers le roi pour le salut de la France, de par Dieu et ses saints Esprits. A cette Eglise-là, celle de là-haut, je me soumets en tout ce que j'ai fait et dit ! - Ainsi, vous refusez de vous soumettre à l'Eglise ; vous refusez de renier vos visions diaboliques ? - Je m'en rapporte à Dieu seul. Pour ce qui est de mes visions, je n'accepte le jugement d'aucun homme ! "

Voilà le point capital du procès. Il s'agissait de savoir par-dessus tout, si Jeanne subordonnerait aux volontés de l'Eglise l'autorité de ses révélations. Lors du procès de réhabilitation, les juges et les témoins n'ont eu qu'une préoccupation, c'était de démontrer que Jeanne avait hésité, puis accepté l'autorité du pape et de l'Eglise. Encore aujourd'hui, c'est l'argumentation de ceux qui introduisent l'héroïne dans le paradis catholique.

Lors du procès de condamnation, au contraire, Jeanne, dans toutes ses réponses, paraît résolue ; sa pensée est claire, sa parole assurée. Elle a le sentiment profond de la cause qu'elle défend. En réalité, ce débat solennel se poursuit entre deux principes inflexibles. D'une part, c'est la règle, l'autorité des traditions ; c'est l'infaillibilité supposée d'un pouvoir immobilisé depuis des siècles. D'autre part, c'est l'inspiration, ce sont les droits sacrés de la conscience individuelle. Et l'inspiration se manifeste là sous une des formes les plus suggestives, les plus touchantes que l'on ait vues à travers les siècles.

Il faut donc le reconnaître : beaucoup mieux que les témoignages du procès de réhabilitation, les interrogatoires de Rouen nous montrent Jeanne dans toute sa grandeur, dans tout l'éclat de ses réponses passionnées, réponses où sa parole vibre, où son regard, dit un témoin, " jette des éclairs ". Elle fascinait jusqu'à ses juges. Nulle part, dans aucun milieu, elle ne s'est montrée plus belle, plus imposante.

" Je m'en rapporte à Dieu seul ! " avait-elle dit. Et alors, devant cette résolution, devant cette volonté que rien ne peut faire plier, on n'hésite plus.

Le 9 mai, Jeanne est amenée dans la chambre des tortures. Les tortureurs sont là avec tout le sinistre appareil. Les instruments sont préparés ; on les fait rougir au feu. Jeanne persiste. Elle défend la France et le roi ingrat qui l'a délaissée : " Si vous me deviez faire arracher les membres, dit-elle, et faire partir l'âme hors du corps, encore ne vous dirais-je autre chose15 ! "

Elle ne fut pas livrée à la torture, non par un sentiment de pitié, de ménagement, de compassion, mais parce que, dans son état de faiblesse physique, il était évident qu'elle expirerait au milieu des tourments. Et on voulait une mort publique, un cérémonial éclatant, afin de frapper l'imagination de la foule.

Ses juges ne négligeaient rien pour la faire souffrir. Par un raffinement de cruauté, ils se complaisaient à lui décrire les horreurs du supplice du feu. Or, ce supplice, elle le redoutait particulièrement : " J'aimerais mieux être décapitée, disait-elle, que d'être ainsi brûlée. " Loin d'être touchés de sa plainte, ils insistaient de plus belle. Accablée par le poids de ses chaînes, gardée étroitement par des ennemis brutaux, au fond de cet abîme de misère où pas un rayon de pitié, pas une parole secourable ne descendait, parfois un cri de révolte montait à ses lèvres et elle en appelait à Dieu, " le grand juge ", des torts qu'on lui causait. Et elle ajoutait : " Ceux qui voudront m'ôter de ce monde pourront bien s'en aller avant moi. " Un autre jour, elle disait encore à son interrogateur : " Vous ne ferez ce que vous dites contre moi qu'il ne vous en prenne mal au corps et à l'âme16 ! "

En effet, plusieurs de ses juges eurent une fin misérable. Tous eurent à subir le mépris public et les reproches de leur conscience. Cauchon mourut accablé de remords. Le peuple déterra son cadavre pour le jeter à la voirie. Le promoteur, Jean d'Estivet, périt dans un égout. Quelques autres parurent au procès de réhabilitation, vingt-cinq ans après, bien plus en accusés qu'en témoins. Leur attitude fut piteuse, leur langage révélait le trouble de leur âme et le sentiment de leur indignité.

On ne respectait pas toujours la vérité dans la transcription des paroles de l'accusée. Un jour, qu'étant interrogée sur ses visions, on lui lisait une de ses réponses antérieures, Jean Lefèvre y reconnut une erreur de rédaction et la fit remarquer à Jeanne, qui pria le greffier Manchon de relire. Il relut, et Jeanne déclara qu'elle avait dit tout le contraire17. "

Une autre fois, elle leur dit d'un ton de reproche : " Vous inscrivez ce qui est contre moi et non ce qui est pour moi ! "

Malgré tout, l'énergie surhumaine de Jeanne, son langage inspiré, sa grandeur dans la souffrance, avaient fini par impressionner ses juges. Cauchon sentait bien qu'il y avait là un être exceptionnel, un être que le Ciel soutenait. Et les conséquences hideuses de son crime lui apparaissaient maintenant ; elles se dressaient déjà devant lui. A certains moments, la voix de la conscience grondait, menaçait. L'épouvante envahissait le prélat. Mais comment reculer ? Les Anglais étaient là ; ils suivaient avec une attention fiévreuse la marche du procès, ils attendaient avec une sombre fureur l'heure d'immoler Jeanne, après l'avoir torturée et déshonorée. L'évêque de Beauvais ne vit qu'un moyen. C'était de faire disparaître la victime par un assassinat ; c'était d'éviter un crime public par un crime secret. Il songea à l'empoisonner et lui fit envoyer un poisson dont elle mangea. Aussitôt, elle est prise de vomissements et tombe malade. Son abattement est extrême. On craint pour sa vie ; on l'entoure de soins perfides, car il ne faut pas qu'elle meure ainsi obscurément. Les Anglais l'ont payée cher et ils l'ont destinée au bûcher. Mais sa constitution robuste triomphe. Et aussitôt les souffrances morales recommencent. On profite de son état de faiblesse. On redouble d'insistance. On exige d'elle une abjuration. Rien n'avait été épargné pour en arriver à ce but : espionnage, mensonges, tentative de viol et jusqu'au poison. La vierge que tout un peuple admirait, avait été abreuvée d'ignominie par ses juges, par ses gardiens.

Une scène - on pourrait dire une comédie - est préparée dans le cimetière de Saint-Ouen. Là, à la vue du peuple et des Anglais, devant ses juges rassemblés, à la tête desquels se placent un cardinal et quatre évêques, Jeanne est requise de déclarer qu'elle se soumet à l'Eglise. On la presse, on la sollicite de s'épargner elle-même, de ne pas se condamner au supplice du feu. Le bourreau est là, en effet, dans sa sinistre charrette, au pied même de l'estrade sur laquelle on l'a fait monter, le bourreau, qui va la conduire, si elle refuse, au Vieux-Marché, où le bûcher l'attend !

Et alors, sous ce jour sombre qui tombe du ciel comme à regret, sous l'impression de tristesse qui se dégage de ces tombes, de ces sépultures qui l'entourent, elle se sent prise d'un immense abattement.

Sa pensée se détache de ce champ des morts ; elle revoit sa vieille terre de Lorraine, ses bois touffus où chantent les oiseaux, ces lieux aimés de sa jeunesse. Elle croit entendre ces chansons des fileuses et des pâtres, ces accents doux et plaintifs apportés par l'aile du vent. Elle revoit sa chaumière, sa mère et son vieux père en cheveux blancs qu'elle a revu à Reims, et qui auront tant de peine en apprenant sa mort ! En elle s'éveille le regret de la vie. Mourir à vingt ans, n'est-ce pas bien cruel !

Et, pour la première fois, l'ange faiblit. Le Christ, lui aussi, a eu son heure de faiblesse. Au mont des Oliviers n'a-t-il pas voulu écarter la coupe de fiel ? n'a-t-il pas dit : " Que ce calice s'éloigne de moi ! "

Jeanne, à bout de forces, signe la cédule qu'on lui présente. Souvenez-vous qu'elle ne sait ni lire ni écrire. Et, d'ailleurs, la cédule qu'on lui fait signer n'est pas celle qu'on enregistrera. Une substitution infâme a eu lieu. On n'a pas même reculé devant cet acte odieux. Aujourd'hui la preuve est faite que la formule d'abjuration qui figure au procès, signée d'une croix, est un faux. Cette formule n'est, ni comme contenu, ni comme étendue, celle que Jeanne a signée. Pas un des témoins du procès de revision n'a attesté l'identité de cette pièce : cinq l'ont niée. La pièce que nous possédons est extrêmement longue. Trois témoins : Delachambre, Taquel, Monnet, ont dit : " Nous étions tout près, nous avons vu la cédule, elle ne contenait que six ou sept lignes18. " " Sa lecture dura autant qu'un Pater ", a ajouté Migiet19. Un autre témoin a déclaré : " Je sais positivement que la cédule que j'ai lue à Jeanne et qu'elle a signée n'était pas celle dont il est fait mention au procès20. " Or, ce témoin n'est autre que le greffier Massieu, qui a lui-même fait prononcer par Jeanne la formule d'abjuration.

Jeanne, troublée, n'entendit ni ne comprit cette formule. Elle signa sans prononcer de serment, sans avoir la pleine conscience de son acte. Elle l'a affirmé elle-même à ses juges, quelques jours après, disant : " Ce qui était en la cédule de l'abjuration, je ne l'entendais point. Je n'ai entendu rien révoquer qu'autant que ce serait le plaisir de Dieu21. "

Ainsi, ce que les menaces, les violences et tout l'appareil des tortures n'avaient pu obtenir d'elle, on l'obtint par des prières, par des sollicitations hypocrites. Cette âme si tendre se laissa prendre aux faux-semblants de sympathie, aux faux témoignages de bienveillance. Mais, la nuit même, les voix se firent entendre, impérieuses, dans la prison. Et le 28 mai, Jeanne le déclare à ses juges : " La voix m'a dit que c'était trahison que d'abjurer. La vérité est que Dieu m'a envoyée. Ce que j'ai fait est bien fait. " Et elle reprit l'habit d'homme qu'on lui avait fait quitter.

Que s'était-il passé après l'abjuration, lorsque, au mépris des promesses de la mettre en " prison d'Eglise " et de la faire garder par une femme, on l'avait ramenée dans son cachot abject ? Les témoignages suivants nous l'apprendront :

" Jeanne me révéla qu'après son abjuration, on l'avait tourmentée violemment en la prison et molestée et battue, et qu'un milord anglais avait tenté de la forcer. Elle disait publiquement et elle me dit à moi que c'était là la cause pour laquelle elle avait repris l'habit d'homme22. "

" En ma présence, on demanda à Jeanne pourquoi elle avait repris l'habit d'homme ; elle répondit qu'elle l'avait fait pour défendre sa pudeur, parce qu'elle n'était pas en sûreté, sous l'habit de femme, avec ses gardiens qui avaient voulu attenter à son honneur23. "

" Plusieurs autres et moi nous fûmes présents au moment où elle s'excusait d'avoir revêtu cet habit, disant et affirmant publiquement que les Anglais lui avaient fait en la prison beaucoup de tort et de violence, quand elle portait des habillements de femme. De fait, je la vis éplorée, le visage plein de larmes et défiguré et outragé de telle sorte que j'en eus pitié et compassion24. "

Dans cette prison des Anglais, Jeanne a bu le calice d'amertume jusqu'à la dernière goutte ; elle est descendue jusqu'au fond du gouffre des misères humaines. Toutes ses souffrances se résument en ces paroles à ses juges : " J'aime mieux mourir qu'endurer plus longuement peine en chartre25 ! "

Et, à ces heures affreuses, là-bas, dans les châteaux de la Loire, Charles VII, au son alangui des violes et des rebecs, Charles se livre aux plaisirs de la danse, à toutes les joies de la volupté. Au sein des fêtes, il oublie celle qui lui a donné sa couronne !

En présence de tels faits, la pensée s'attriste et les coeurs se troublent. On se prend à douter de l'éternelle justice. Comme le cri d'angoisse de Jeanne, notre plainte douloureuse s'élève dans les cieux immenses : seul, un morne silence répond à notre appel. Pourtant, descendons en nous-mêmes et sondons le grand mystère de la douleur. N'est-elle pas nécessaire à la beauté des âmes et à l'harmonie de l'univers ? Que serait le bien sans le mal, qui lui sert de contraste et en fait ressortir tout l'éclat ? Apprécierait-on les bienfaits de la lumière, si on n'avait souffert de la nuit ? Oui, la terre est le calvaire des justes, mais c'est aussi l'école de l'héroïsme, de la vertu et du génie ; c'est le vestibule des mondes heureux où toute peine endurée, tout sacrifice accompli nous prépare des joies compensatrices. Les âmes s'épurent et s'embellissent par la souffrance. Toute félicité se conquiert par la douleur. Ceux qu'on immole ont la plus belle part. Tous les coeurs purs souffrent sur la terre : l'amour ne va pas sans larmes. Il n'y a que vide et amertume au fond des satiétés humaines, et des spectres se glissent jusque dans nos plus beaux rêves.

Mais tout est passager en ce monde. Le mal n'a qu'un temps, et, plus haut, dans les sphères supérieures, le règne de la justice s'épanouit dans l'éternelle durée. Non, la confiance des croyants, le dévouement des héros, les espérances des martyrs ne sont pas de vaines chimères ! La terre est un marchepied pour monter au ciel.

Que ces âmes sublimes nous servent d'exemples, et que leur foi rayonne sur nous à travers les siècles ! Chassons de nos coeurs les tristesses et les vains découragements. Sachons tirer de nos épreuves et de nos maux, tout le fruit qu'ils nous offrent pour notre élévation. Sachons nous rendre dignes de renaître en des mondes plus beaux, là où il n'y a plus ni haine, ni injustice, ni sécheresse de coeur, et où les existences se déroulent dans une harmonie toujours plus pénétrante et une lumière toujours plus vive.

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* *

Après sa rétractation, Jeanne fut déclarée relapse, hérétique, schismatique et condamnée sans retour. Elle n'avait plus qu'à mourir, mourir par le feu ! Telle fut la sentence de ses juges !

Ces juges, ces croyants du quinzième siècle, n'ont pas voulu reconnaître la mission de Jeanne d'Arc. Ils veulent bien croire à ces manifestations lointaines dont parlent les Bibles ; ils aiment à reporter leur pensée vers ces époques où les missionnaires, où les envoyés d'en haut descendent sur la terre et se mêlent aux hommes. Ils veulent bien croire à un Dieu qu'ils immobilisent dans les profondeurs du ciel, et à qui ils envoient tous les jours des louanges stériles. Mais pour le Dieu qui vit, agit et se manifeste dans le monde, dans toute la spontanéité, la jeunesse et la fraîcheur de la vie, pour les grands Esprits qui sont là, devant eux, répandant sur leurs missionnaires le souffle d'une inspiration puissante, ils n'ont que la haine, l'insulte et la flétrissure !

Les juges de Rouen et les docteurs de l'Université de Paris ont déclaré Jeanne inspirée par l'enfer. Et pourquoi ? Parce que les défenseurs, les représentants de la lettre, de la formule, de la routine, n'ont qu'un savoir de surface, un savoir qui dessèche le coeur, prive la pensée de nourriture et, dans certains cas, peut conduire jusqu'à l'injustice, jusqu'au crime.

C'est ainsi qu'à toutes les époques, les hommes de la lettre ont été, à leur insu, les bourreaux de l'idéal et du divin. C'est ainsi que, sous la roue de fer du despotisme, on a broyé ce qu'il y a de plus beau, de plus grand, de plus généreux en ce monde. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Ils ont été terribles pour l'Eglise. C'est ce que nous dit Henri Martin26 :

" En condamnant Jeanne, la doctrine du moyen âge, la doctrine d'Innocent III et de l'Inquisition a prononcé sa propre condamnation. Elle avait d'abord brûlé des sectaires, puis des dissidents qui enseignaient une pure morale chrétienne ; maintenant elle vient de brûler un prophète, un messie ! L'Esprit s'est retiré d'elle. C'est désormais en dehors d'elle et contre elle que s'opéreront les progrès de l'humanité et les manifestations du gouvernement de la Providence sur la terre. "

Oui, l'humanité a marché ; le progrès s'est réalisé dans le monde. On ne peut plus faire mourir les envoyés de Dieu sur la croix ou sur le bûcher. Les cachots, les salles de torture ont été fermés, les gibets ont disparu. Pourtant d'autres armes se dressent encore contre les novateurs, contre les porte-paroles de l'idée nouvelle. C'est la raillerie, le sarcasme, la calomnie ; c'est la lutte sourde et continue.

Mais, si les institutions redoutables du moyen âge, si tout l'appareil des supplices, si les échafauds et les bûchers n'ont pu arrêter la marche de la vérité, comment pourrait-on l'entraver aujourd'hui ? L'heure est venue où l'homme ne veut plus, dans le domaine de la pensée, d'autre autorité que sa conscience et sa raison. C'est pour cela que nous devons rester fidèles à notre droit éternel de juger et de comprendre.

L'heure s'approche, l'heure est venue où toutes les erreurs du passé vont comparaître au grand jour, devant le tribunal de l'histoire. Déjà les paroles et les actions des grands missionnaires, des martyrs et des prophètes sont reprises et expliquées. Elles brillent aux yeux de tous d'un éclat nouveau. Bientôt, il en sera de même des sociétés, des institutions d'autrefois. Elles seront jugées à leur tour et elles ne conserveront leur puissance morale, leur autorité, que si elles savent donner à l'homme plus de moyens et de ressources pour penser, plus de liberté pour aimer, pour s'élever et progresser.


1 Procès, t. I, pp. 8 et suiv.


2 A. FRANCE, Vie de Jeanne d'Arc, t. II, p. 179.


3 Id., Ibid., t. II, p. 195.


4 J. FABRE, Procès de condamnation, 4° interrogatoire secret. Déclaration de P. Cauchon à Jeanne.


5 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. II, pp. 222-223.


6 H. MARTIN, Histoire de France, t. VI, p. 234.


7 V. A. FRANCE, Vie de Jeanne d'Arc, t. II, pp. 185-186.


8 WALLON, Jeanne d'Arc, p. 358.


9 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. II, p. 223.


10 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. I, pp. 93-94.


11 J. FABRE, Procès de condamnation, pp. 66, 71, 158.


12 Procès, passim.


13 J. FABRE, Procès de condamnation, p. 184.


14 J. FABRE, Procès de condamnation, p. 152.


15 J. FABRE, Procès de condamnation, p. 324.


16 J. FABRE, Procès de condamnation, p. 321.


17 H. WALLON, Jeanne d'Arc, p. 230. - J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. I, p. 358.


18 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. II, pp. 19, 63, 134.


19 Ibid., t. I, p. 365.


20 Ibid., t. II, p. 76.


21 J. FABRE, Procès de condamnation, p. 367.


22 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. II, pp. 88-89. Déposition du frère Martin Ladvenu.


23 Ibid., t. II, p. 41. Déposition du greffier Manchon.


24 Ibid., t. II, p. 98. Déposition du frère Isambard de la Pierre.


25 J . FABRE, Procès de condamnation, p. 366.


26 H. MARTIN, Histoire de France, t. VI, p. 302.